Chroniques

De l’affaiblissement de l’humanisme

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Plusieurs travaux récents relèvent que la période actuelle est marquée par un affaiblissement de l’humanisme.

De la critique des droits humains

Dans un récent ouvrage, Les droits de l’homme rendent-ils idiot? (Seuil, 2019), Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère soulignent comment les droits humains, en cette fin de décennie 2010, font l’objet d’une critique ou d’une remise en question, y compris de la part de gouvernements de pays considérés comme démocratiques. Alors que, dans les années 1990, les droits humains bénéficient d’un tel consensus qu’ils sont instrumentalisés pour mener des guerres, ils sont aujourd’hui traités avec mépris par plusieurs dirigeants. Un des exemples les plus criants est fourni par Jair Bolsonaro au Brésil, qui s’est illustré à maintes reprises par des propos discriminatoires. Et même en France, le gouvernement fait peu de cas des inquiétudes des organisations des droits humains – Ligue des droits de l’homme, Amnesty International… – concernant le niveau de violence dans les opérations de maintien de l’ordre lors des manifestations.

Des atteintes à la personne humaine

Cette remise en question de l’humanisme est également mise en lumière par la philosophe Cynthia Fleury dans son récent opuscule Le soin est un humanisme (Gallimard, 2019), où elle s’inquiète de la manière dont le management néolibéral du système hospitalier porte atteinte à la valeur de la personne humaine, qui doit être pourtant au centre des pratiques de soin.
L’atteinte portée à l’humanisme ne touche pas seulement les patients, mais également les soignants. C’est ce qu’illustre le documentaire de Jérôme Le Maire, Burning Out (2016), qui montre la déshumanisation que subit le personnel de l’un des plus grands hôpitaux de Paris, soumis à une recherche effrénée d’efficience économique. Ce documentaire est lui-même inspiré de l’ouvrage du philosophe Pascal Chabot, Global Burn-Out (PUF, 2013). Là encore, la thèse de l’auteur est que la généralisation de l’épuisement au travail est l’expression de l’affaiblissement de la valeur de l’humain dans le travail.

Intelligence artificielle et transhumanisme

Cet affaiblissement de la personne humaine dans le travail est également lié à l’usage qui est fait des nouvelles technologies, comme par exemple la commande vocale dans les entrepôts de stockage de marchandises. Le fait que les travailleurs soient soumis aux ordres d’une commande vocale numérique de manière à optimiser leur activité au travail les conduit à ressentir un effet de «robotisation» de leur personne.

Ce phénomène a été analysé en particulier par Eric Sadin, dans son ouvrage L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle – Anatomie d’un antihumanisme radical (L’Echappée, 2018). Il souligne comment la place prise par l’intelligence artificielle, entre autres au travail, porte, si on n’y est pas vigilant, les virtualités d’une atteinte à la valeur de l’être humain.

De ce fait, le transhumanisme, qui se propose de dépasser l’être humain dans une singularité associant technologie numérique et capitalisme, est la pointe avancée de la «honte prométhéenne», dont parlait le philosophe Günther Anders, dans son ouvrage L’obsolescence de l’homme (1956).

Technologies numériques, néolibéralisme et montée de l’extrême-droite

Il ne s’agit pas en soi de diaboliser les technologies numériques, mais il faut au minimum, comme le fait le philosophe Andrew Feenberg, s’interroger sur le contrôle démocratique des évolutions technologiques. Et plus encore sur la compatibilité de ces évolutions avec un progrès humaniste.

Or force est de constater que l’évolution des technologies numériques est liée à l’expansion du néolibéralisme économique. Celui-ci oriente des innovations technologiques vers une recherche de l’efficience économique au détriment du respect de la personne humaine des travailleuses et travailleurs, des usagers et usagères des services publics…

Cependant, il faut sans doute questionner le lien entre l’affaiblissement de l’être humain qu’induit le néolibéralisme et la montée de l’extrême-droite dans plusieurs pays. En effet, le néolibéralisme met au cœur de son éthique la recherche utilitariste d’efficience économique au détriment même du respect de la dignité de la personne humaine. Il consacre une éthique utilitariste contre une éthique déontologique reposant sur la valeur de la personne.

Or l’antihumanisme pratique du néolibéralisme ne peut conduire qu’à renforcer la rhétorique antihumaniste de l’extrême-droite. Au nom de l’efficience économique, on peut par exemple sacrifier les migrants en Méditerranée. C’est ce que le sociologue Boaventura de Sousa Santos appelle la «ligne abyssale» au-delà de laquelle on n’est plus considéré comme humain.

Au cœur de la montée de ce que plusieurs auteurs appellent le libéralisme autoritaire, qui conjoint le néolibéralisme économique et un autoritarisme droitier, se trouve l’affaiblissement de l’humain comme valeur. Ce qui s’exacerbe, c’est la recherche d’une efficience économique au service des intérêts particuliers d’une classe économique capitaliste.

Notre chroniqueuse est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Opinions Chroniques Irène Pereira

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