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La religion à l’école

Interpellé par l’utilisation faite par le Département de l’instruction publique de l’exposition «Dieu(x) modes d’emploi», Philippe Borgeaud, professeur d’histoire des religions, revient sur l’abandon du programme «Les Grands Textes» au Cycle d’orientation.
Genève

République éclairée, Genève a la grande chance d’avoir une excellente école publique et laïque. Or on parle sans retenue ces jours-ci, à la radio et à la télévision, d’introduire de la «culture religieuse» à l’école. On oblige des écoliers d’histoire du Cycle à visiter une exposition («Dieu(x) modes d’emploi», à Palexpo) présentée comme une introduction à «l’expérience religieuse» mais qui, explicitement, vise à réintroduire une forme de spiritualité «laïque» dans nos sociétés «en manque de repères». Ce qu’annonce ce discours c’est en fait la métamorphose tendancieuse d’un enseignement qu’il faudrait, avec la plus grande prudence et une circonspection maximale, concevoir à l’écart de toute propagande religieuse. Cette métamorphose se prépare comme en catimini, en se réclamant d’une «laïcité» dont le sens réel est détourné.

Le Département de l’instruction publique (DIP) a décidé d’abandonner, lors du passage de la présidence de Monsieur Charles Beer à celle de Madame Anne Emery-Torracinta, un programme confié aux professeurs d’histoire du Cycle d’orientation et donnant, pour la première fois de manière systématique, des informations de base sur une multiplicité de civilisations et de traditions religieuses (Les Grands Textes). Elaboré en étroite collaboration entre universitaires et enseignants du secondaire, ce programme était accompagné chaque année de deux brochures documentaires destinées respectivement aux élèves et aux enseignants. Il était explicitement et réellement non confessionnel et répondait aux attentes du Plan d’étude romand tout en tenant compte d’une spécificité genevoise, la laïcité précisément. Il abordait la question de la religion sans tabou, mais sans en faire un objet privilégié, la saisissant dans un cadre plus général, celui de l’histoire des idées et des civilisations. Sans consultation préalable d’aucun comité scientifique et pédagogique, le DIP a décidé de substituer à cet enseignement, qui était certainement dans les cordes d’un professeur d’histoire, un nouveau programme centré directement, lui, sur «les religions».

Il est donc attendu d’un professeur d’histoire générale qu’il maîtrise les difficultés d’un enseignement spécifique sur «les religions». Il s’agit là d’un domaine où les convictions personnelles risquent très vite d’investir la diffusion du savoir. C’est très vraisemblablement ce qui va arriver à Genève, dans le cadre des cours d’histoire, si l’on abandonne la perspective culturelle, celle d’une histoire des idées et des civilisations. La plupart des professeurs d’histoire ne sont pas formés pour un enseignement «sur les ­religions».

A supposer qu’il faille persévérer dans cette voie, il serait pour le moins souhaitable de confier cet enseignement à des historiens qui soient réellement préparés pour cela, de manière sérieuse, et non pas à coup d’une ou deux demi-journées facultatives de formation continue (non obligatoire).

Pour assurer un enseignement rigoureux sur les religions, il conviendrait de faire appel à des enseignant-e-s compétent-e-s, formé-e-s dans un cadre académique éloigné de toute approche théologienne ou apologétique. C’est là quelque chose qui est tout simplement de l’ordre de l’évidence, mais qui ne semble pas envisagé.

Il existe à l’Université de Genève, en Faculté des Lettres, une Unité d’anthropologie et d’histoire des religions, héritage de la plus ancienne chaire d’histoire des religions au monde. On y forme de nombreux étudiants. De telles formations universitaires existent aussi à Lausanne, comme à Fribourg, Berne et Zurich. Les enseignants qu’il faudrait sont donc bel et bien là. Mais on ne fait pas appel à leurs compétences.

Il suffirait de reconnaître les historiens des religions au même titre que les diplômés en histoire ou, à défaut, de confier les cours sur la religion à des historiens qui auraient suivi au moins pendant deux ans une formation d’histoire des religions dans le cadre de leurs études universitaires. Il faudrait aussi créer une formation pédagogique ad hoc, comme il en existe pour toutes les autres disciplines enseignées au secondaire. Une telle formation pédagogique existe d’ailleurs, remarquons-le, à Lausanne.

Est-il vraiment impossible de faire appel à un peu de bon sens et de bonne volonté? Car le risque existe bel et bien de laisser s’introduire, par indifférence au danger, de la croyance et de la religion à l’école. Ce qui est souhaitable – et conforme à la constitution genevoise – c’est un savoir sur les religions, et non pas un enseignement de «culture religieuse». On ne confie pas l’enseignement de l’astronomie à des astrologues…

Ou alors ne faudrait-il pas tout simplement laisser les religions où elles sont, hors l’école, sous le contrôle de la loi? La question reste posée.

Notre invité est ancien membre de la commission du Conseil d’Etat sur la laïcité, ancien membre du comité créateur des Grands Textes, prof. honoraire d’histoire des religions de l’Université de Genève.

Opinions Agora Philippe Borgeaud Genève

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