Le mot de la traductrice
Keine Nacht mehr.
Trois mots simples, qui suivent le paragraphe d’ouverture du premier roman d’Ivna Žic. Autofiction, histoire d’amour, roman familial ou essai historique, ce livre est à la fois absolument tout et rien de tout ça.
Ce n’est plus la nuit.
Et d’abord, un voyage en train, à travers l’Europe, mais aussi à travers le temps. D’emblée les premières lignes nous plongent dans cette façon qu’a la pensée de superposer les images, de faire surgir le passé dans le présent de l’instant. Par la poésie de la langue, comme avec ces trois mots, très simples et complètement ouverts. Quelque chose n’est plus et pourtant rendu présent par son évocation.
La nuit n’est plus.
Sans grandiloquence. Dès les premières lignes apparaît ce qui tout au long du récit réclamera une vigilance particulière: la langue est poétique mais pas pathétique, elle affirme mais sans emphase.
La nuit est finie.
Par ailleurs, l’absence de verbe est révélatrice, car le voyage d’un monologue intérieur n’est pas linéaire. La chronologie est perturbée, ou plutôt réinventée à chaque instant – le souvenir, l’observation, l’association rendent présentes des choses passées, oubliées, enfouies. Ne dit-on pas que le souvenir ressuscite ?
La présence – l’absence – du grand-père est alors aussi vivace que celle de l’homme quitté trois jours plus tôt.
Cette simultanéité, Ivna Žic la donne à sentir dans sa syntaxe, longue, mais aussi à travers son usage des temps verbaux. Si le corps du texte est au présent, des sauts sont opérés au präteritum – parfois les temps verbaux changent deux fois à l’intérieur d’une même phrase, passant du présent au futur passé proche.
Déjà c’était la nuit.
Quasi toutes les traductions posent la question des temps verbaux, tant les systèmes varient d’une langue à l’autre. Le präteritum allemand a déjà deux traductions «directes»: le passé simple et l’imparfait. Mais, suivant le texte et le contexte, il m’arrive aussi de le traduire par un passé composé ou un plus-que-parfait, voire un présent de valeur historique.
Feu la nuit.
Ivna Žic superpose aux voyages en train, qui se ressemblent tous, les couches du souvenir, personnel ou transmis. Comme dans une vitre reflétant notre image et derrière laquelle défilerait le paysage, elle lie l’éternel et l’évanescent, le «maintenant» et les couches du passé qui nous permettent d’être dans le présent.
La nuit a été.
En tournant autour de ces temps verbaux, je pense à cette phrase d’Annette Hug qui fait le roman d’une traduction: «La lecture fond l’un dans l’autre les paysages et tout se déroule en même temps.»1>Annette Hug, Révolution aux confins, trad. Camille Luscher, Editions Zoé, 2019 C’est le pouvoir de la lecture – et, a fortiori, de la traduction comme lecture appliquée – de faire coïncider des périodes, des espaces éloignés. De superposer les images. Et Ivna Žic sans doute n’ignore rien de ce pouvoir-là, elle qui appartient au groupe de traducteurs-auteurs, le Versatorium, réuni à Vienne autour de Peter Waterhouse pour explorer les potentialités de la traduction. Les bribes de croate dans son roman disent l’irréductible des langues qui toutes renvoient à un monde qui n’existe pas en dehors d’elles.
Plus de nuit.
Notes