Aux sources réelles de la violence
Chiffres officiels à l’appui, l’Union démocratique du centre (UDC) développe cet été l’idée que les violences domestiques et les viols sont avant tout imputables aux étrangers. Dans une déclaration choc, comme en est coutumier le parti blochérien, on lit que les «migrants» et «étrangers non-intégrés» sont les principaux auteurs de crimes, «notamment à l’égard des femmes».
Vérification faite, une partie des chiffres provient de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Mais les spécialistes – sociologues, criminologues, praticien-nes de terrain – sont unanimes: les violences faites aux femmes touchent toutes les couches de la société, tous passeports confondus.
Centrer l’attention sur l’origine des prévenus plutôt que sur celle de la violence comporte même un risque: celui d’invisibiliser certains abus subis par les femmes et de détourner les messages de prévention des victimes. Or la Suisse demeure mal outillée pour quantifier et combattre efficacement ces violences domestiques, responsables du décès d’une femme tous les quinze jours.
L’iceberg des statistiques
Citant la statistique criminelle de la Confédération, l’UDC explique que «chez les adultes condamnés pour viol en 2017, la proportion d’étrangers était de 74%». «Les cas de violence domestique sont eux aussi principalement le fait des migrants»; «en 2016, les hommes étrangers ont été enregistrés par la police en moyenne 3,7 fois plus souvent pour violence domestique que les hommes suisses», assène enfin le communiqué en se basant sur l’OFS.
D’emblée, l’office en question précise au Courrier que la statistique policière de la criminalité (SPC) «ne reflète pas la criminalité réelle mais celle enregistrée par la police». Il faut prendre en compte le «chiffre noir», soit les infractions jamais dénoncées, particulièrement élevé pour les violences sexuelles «car les victimes renoncent souvent à porter plainte pour des raisons personnelles». Dans ces données, le terme d’«étrangers» concerne une population très hétérogène; les qualificatifs de «migrants» ou «non-intégrés» négligent le fait que le total des étrangers comprend «la population des résidents permanents (permis B par exemple, ndlr) mais également de résidents non permanents».
Si l’OFS confirme la proportion d’hommes suisses et étrangers prévenus pour violence domestique et la surreprésentation de ces derniers, il déclare ne pouvoir en conclure que la nationalité a une incidence sur le risque de commettre ces actes. «Les informations socio-démographiques, comme le niveau de formation, l’état civil, le niveau de revenu, etc.», sont à prendre en compte mais ne figurent pas dans ces statistiques, précise Franziska Moser, associée de recherche à l’OFS.
Terrorisme psychologique
Quant aux condamnations pour viol, l’office comptabilise pour sa part 64% de personnes étrangères résidentes en 2017. «Il s’agit de petits nombres, soumis à d’importantes fluctuations. Au cours des dix dernières années, cette proportion a varié entre 45% et 64%.» Dangereux, donc, d’en tirer des généralités.
D’autant qu’«entre les faits, la dénonciation et la condamnation par la justice, il y a de nombreuses étapes et, à chacune, des cas disparaissent des radars», éclaire Véronique Jaquier, du Centre romand de recherche en criminologie (CRRC) de l’université de Neuchâtel. Cette spécialiste insiste sur la non-représentativité des statistiques criminelles citées par le communiqué de l’UDC. Les cas les plus fréquents d’abus sexuels sont des rapports non consentis entre des personnes qui se connaissent, souvent du cercle des proches, parfois avec des viols conjugaux… Loin du cliché de l’agression par un inconnu dans une ruelle sombre.
Les situations qui échappent aux chiffres officiels sont aussi les plus complexes à appréhender pour l’arsenal policier et judiciaire. Si injures et calomnie sont reconnues par le Code pénal, il reste la palette du «terrorisme psychologique: isolement de la victime, contrainte, rabaissement, contrôle, violence économique», liste Michèle Gigandet, codirectrice du centre d’accueil vaudois Malley-Prairie. Pris séparément, ces actes ne sont pas toujours graves, mais leur accumulation et leur répétition entraîne le cycle de la violence. Montée de la tension, éruption de la violence, phase de repentir surnommée «lune de miel» et, enfin, rejet de la responsabilité pour l’auteur. Des faits inquantifiables par la police et donc oubliés de la SPC.
«Arrêtons de focaliser la prévention sur les seules victimes» Véronique Jaquier
«Certaines configurations et formes de violences sont davantage susceptibles d’être dénoncées que d’autres», regrette Véronique Jaquier. Et de relever que les réflexes diffèrent selon les contextes – il est plus rare que des voisins appellent la police pour une maison sur la Côte que dans un immeuble aux parois indiscrètes.
Problème de genre avant tout
DES QUESTIONS? UNE ADRESSE
Témoins, victimes ou auteurs de violences peuvent venir poser leurs questions sur un site dédié: «violence que faire?»1>www.violencequefaire.ch. Il offre un espace sûr et discret, avec une option pour effacer ses traces ensuite. Des réponses personnalisées sont apportées aux questions, des adresses adaptées proposées, pour toute la Suisse romande.
Le site se décline en 12 langues pour garantir une réelle accessibilité: anglais, espagnol, polonais, turc, somali, arabe, tigrina… Et une section est dédiée aux problématiques au sein des couples LGBT.
Tous les milieux peuvent être touchés par la violence domestique, mais il est parfois difficile de franchir le premier pas et demander de l’aide. Le site permet de s’orienter et de frapper à la bonne porte. LDT
«Les chiffres montrent ce que la police voit, mais pas toute la réalité», confirme Faten Khazaei. Doctorante à l’université de Neuchâtel et affiliée à celle de Genève, elle prépare une thèse sur la racialisation des violences faites aux femmes en Suisse. «En ne parlant que des crimes commis par les étrangers, on évacue le regard sur ceux que commettent les Suisses.» Elle rappelle que le problème de fond est bien un biais de genre: l’immense majorité des auteurs de violence domestique sont des hommes. Et les victimes des femmes. Un phénomène expliqué par la structure inégalitaire de la société, importée dans la sphère intime.
«Certains discours font glisser un problème social lié au genre vers une question migratoire. Cette distorsion du débat a des conséquences dangereuses: une femme se plaignant devant une institution publique verra son propos minimisé, elle sera moins crue si ce qu’elle explique ne correspond pas aux représentations sociales de la violence.» Le «Suisse moyen» sort ainsi des statistiques. Pour peu qu’il y soit jamais réellement entré: jusqu’en 1992, il était impossible à une épouse de dénoncer son mari, le viol conjugal n’étant pas reconnu, rappelle Faten Khazaei. Et il a fallu attendre 2004 pour que les violences conjugales soient poursuivies d’office. «L’égalité entre hommes et femmes en Suisse est une histoire récente, une lutte à mener, comme l’a démontré le 14 juin dernier et la grève féministe.»
A quoi s’ajoute le problème de la justice de classe: étrangers et classes défavorisées arrivent plus souvent sur les bancs du pénal que les autres pour les violences sexuelles. Il existe comme un hiatus: «Beaucoup de victimes déclarées sont issues de la classe moyenne… Mais les personnes condamnées sont avant tout des précaires, analyse la spécialiste. Au lieu de parler de violence de genre, qui inclut les classes moyennes et supérieures, on en fait une violence importée pour éloigner le problème.»
La culture en cause?
Reste cette idée que certaines cultures seraient davantage sexistes. L’UDC évoque le port du voile, les viols en groupe, les mutilations génitales ou encore les mariages forcés, visant les pays musulmans mais aussi des pays des Balkans. «Une rhétorique ancienne», analyse Faten Khazaei, dont la filiation remonte aux discours coloniaux, avec l’argument de sauver les femmes d’une culture patriarcale grâce aux «lumières civilisatrices».
Nicole Baur, cheffe de l’Office de la politique familiale et de l’égalité (OPFE) de Neuchâtel, estime «indéniable que la violence à l’égard des femmes et des filles est en lien avec la domination masculine». En cela, la Suisse n’est pas en reste, rappelle-t-elle, tout en admettant que le phénomène est plus marqué dans certaines sociétés. Mais Nicole Baur trouve risible de voir cette thématique abordée par l’UDC, «parti qui a le moins de sensibilité à l’égalité, qui refuse systématiquement de financer une meilleure conciliation famille-travail et qui a une vision très traditionnelle, donc inégalitaire, de la famille».
Prévenir et intervenir
Face à un problème si complexe et ancré, quelles autres solutions esquisser? «Prenons en compte tous les facteurs de risques et arrêtons de focaliser la prévention sur les seules victimes. C’est souvent le cas car il est plus difficile d’agir sur la précarité, la santé mentale ou les inégalités de genre», avance Véronique Jaquier.
«Justice, police, social, associatif, médical et politique: l’ensemble des corps de la société doivent tenir le même discours et allier la prévention avec l’intervention.»
Enfin, tant Véronique Jaquier que Faten Khazaei estiment nécessaire de réviser les relations de nos sociétés à la virilité et à la violence, en transformant, au final, l’ensemble des rapports de genre.
Le passeport n’est pas un facteur de risque
«La nationalité est un facteur visible, mais la criminalité découle d’autres facteurs bien moins apparents», déclare André Kuhn, du Centre romand de recherche en criminologie (CRRC) à l’université de Neuchâtel. «Les racines de la violence sont multifactorielles, abonde Michèle Gigandet, codirectrice du Centre d’accueil Malley Prairie à Lausanne. Il s’agit d’un enjeu de domination, souvent lié à un manque de maturité affective. Ce manque se retrouve dans toutes les cultures et dans toutes les couches sociales.» Elle martèle le message principal des milieux de prévention de la violence domestique: celle-ci ne découle pas d’une cause unique – et en tout cas pas de la nationalité.
Certains milieux sont plus à risque que d’autres. Au Bureau fédéral de l’égalité (BFEG), Sylvie Durrer analyse: «Les études montrent que les personnes de nationalité étrangère cumulent, plus que les Suisses, des paramètres identifiés comment facteurs de risque de la violence domestique comme la précarité des conditions de travail, le chômage, un logement inadéquat ou encore l’isolement social, mais aussi le stress lié au choc culturel, des expériences de violence antérieures à la migration ou un contexte social qui tolère la violence.»
Mais si plusieurs éléments peuvent s’accumuler et créer des situations explosives, certains cadres familiaux additionnent ces facteurs de risques sans aboutir à de la violence. «Cela dépend du niveau de démocratie au sein du couple», décrypte Michèle Gigandet. Qui cite un autre cas de figure: celui d’un milieu à la culture apparemment égalitaire où l’autoritarisme s’impose malgré tout dans le milieu familial…
Une complexité sociale qui a de quoi relativiser les statistiques sélectionnées par l’UDC. LDT
Notes