Chroniques

Un Walser sous «domina»

Mauvais genre

Walser… C’était le nom de populations burgondes qui migrèrent par vagues, entre le VIIIe et le XIIIe siècles, vers des vallées alpines reculées, inhabitées, voire inhospitalières. Quand il consacre un court récit à l’écrivain homonyme Robert Walser (O Senhor Walser, 2006), le Portugais Gonçalo M. Tavares ne pense certainement pas à elles. Mais c’est aussi dans un espace naturel isolé, dans une forêt, qu’il le fait se retirer. Dans cette fiction biographique, Walser cherche refuge loin de la foule, avec l’espoir pourtant que des interlocuteurs de qualité le rejoindront plus tard pour échanger avec lui sur différents sujets. Mais à peine s’est-il installé dans sa nouvelle demeure où tout paraissait avoir été mené à chef, que les ouvriers, les artisans, font retour – l’un pour réparer un robinet, tel autre pour boucher un trou dans la toiture… Il faudra les héberger, accepter que soient envahis ces lieux qu’on avait rêvés intimes.

Treize ans après la publication de ce petit livre, la réalité semble vouloir rejoindre la fiction. L’artisan trop soucieux a toutefois cédé la place à «l’artiste»: à Bienne, ville natale de Walser, Thomas Hirschhorn a déboulé dans son univers, s’emparant déjà de l’espace physique, sur l’étendue de la place de la gare: 1300 m2 et une montagne de palettes pour une «Robert-Walser-Sculpture», «afin qu’on n’oublie plus jamais» celui qu’il considère comme un «héros», ainsi qu’il le déclarait le 10 mai dernier à la Radio Suisse romande: «C’est un héros car il n’avait pas peur de confronter l’abysse de la pensée, dans laquelle on circule en tant qu’être humain»; mais aussi parce qu’à la fin de sa vie, privé de liberté à l’asile psychiatrique de Herisau, «il a refusé d’écrire».

Hirschhorn, lui, ne se refuse rien, ne serait-ce qu’en matière de budget; c’est que «la question de l’argent fait partie du travail de l’artiste», et que ses ambitions en tant que tel s’élèvent à deux millions de francs: une somme qui aurait couvert pour de longues années le coût des modestes chambres d’hôtel où Walser a passé sa vie avant d’être interné. L’auteur alémanique était rentré de Berlin dans l’intention de retrouver calme et sérénité à Bienne: au cœur de cette même ville, Hirschhorn a mis en place une véritable cour du roi Pétaud, avec, entre autres, restaurants africains, leçons d’arabe, attractions diverses, et la «Lady Xena» dont parlait Le Courrier du 12 juillet – une «domina» dotée de toute une panoplie sadomaso et qui assure, en fine connaisseuse, que Walser était «un soumis. Il avait des problèmes avec les femmes, voyez-vous». Ce qui vaut bien quelques coups de fouet en sa mémoire.

Résigné, il semble qu’il l’ait été, lui qui vécut dans cette période très sombre de l’Histoire où il dut traverser deux guerres. Mais soumis? Ce qui est sûr, c’est qu’il l’est, présentement, à Bienne: soumis au traitement que lui impose un Hirschhorn qui s’approprie son nom, son œuvre, sa personne pour le transformer en bête de foire et se mettre lui-même en avant; soumis à la loi de l’exposition. Hirschhorn provoque, suscite des réactions très négatives? La curatrice ne manque pas de rappeler que chaque édition de «l’Exposition suisse de sculpture» a généré des polémiques. Hirschhorn n’a donc fait que soumettre Walser – et se soumettre lui aussi – au code dominant dans ce genre de manifestations: à la «domina» des organisateurs, des subventionneurs, du fonctionnement médiatique, et d’un certain public qui veut du bruit, du spectacle, de l’exhibition. Des foules avides d’«événements», aussi factices soient-ils. Des badauds désœuvrés qui se délectent d’entrer dans une œuvre au propre, pour s’éviter de le faire au figuré.

Car c’est là toute la différence entre la démarche de la littérature et celle de ces manifestations à prétention artistique qui prennent d’assaut l’espace public. A l’extrême opposé de ces mouvements de convergence en masse vers un lieu physique où l’on s’ébaudit, le texte littéraire invite à la divergence: au retour à soi, dans sa différence, son individualité de lecteur. Loin d’envahir le monde du dehors, il opère un repli vers le dedans, par le biais d’un objet de peu de poids, de peu de volume – un livre, parfois un texte de quelques pages, mais qui a vocation de déployer son univers dans l’esprit de celui qui en prend connaissance.

Or l’écriture de Walser est emblématique de cette approche littéraire. Je ne pense pas seulement à ses fameux «cryptogrammes», si minuscules qu’ils en devenaient illisibles; mais à son style, à son regard d’écrivain, à la discrétion qui le caractérise – une réserve réfléchie et distante, à laquelle ne sauraient rendre hommage les gesticulations d’un bonimenteur de place de gare.

L’auteur est écrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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