Contrechamp

Pour une déstigmatisation de la folie

L’urgence d’une transformation des dispositifs d’aide et de soins est aujourd’hui un constat largement partagé. Spécialisé dans l’accompagnement des personnes en grande difficulté, Miguel Norambuena rappelle que c’est au quotidien que se joue la possibilité de nous déconditionner des réflexes défensifs qui produisent disqualification et stigmatisation de l’autre.
Pour une déstigmatisation de la folie
Miguel D. Norambuena: «La déstigmatisation du ‘fou’ est un état de sensibilité qui mobilise nos repères les plus intimes. Quand elle est une pratique concrète, elle mobilise et réinvente notre rapport au monde.» DFLICKR/CC/AVIDLYABIDE (Eric@FCC)
Psychosocial

Mon propos est traversé par une interrogation fondamentale. Nos sociétés occidentales modernes, si bienveillantes soient-elles, auraient-elles perdu toute leur humanité? Nos collectivités, englobées dans l’«hyper connecté», ou dans l’«hypermodernité» (Franca Madioni, 2017), peuvent-elle encore créer, produire du «lien social»? Cette interrogation m’accompagne depuis plus d’une trentaine d’années de vie professionnelle passée auprès des personnes vivant dans une radicale altérité psychique et sociale.

Cette interrogation questionne les villes d’aujourd’hui et leur capacité immanente à produire du lien social, à créer, comme le dirait Judith Butler, une «vie bonne». Par lien social, j’entends une pratique sociale élémentaire, émotionnelle et subjective, qui permet à chacun-e de s’épanouir et de s’émanciper subjectivement, de se sentir socialement reconnu-e, dans le respect et la découverte de sa singularité personnelle et sociale.

Comme l’écrit Peter Sloterdijk, notre société moderne est aujourd’hui incapable d’assurer et d’assumer la transmission du savoir et de l’expérience depuis qu’elle a fait de la rupture le moteur de la modernité. Refuser tout héritage, faire table rase du passé, mépriser les modèles et les «filiations», rompre systématiquement avec le «père»: ce geste «moderne» qui nous englue dans le présent mène aux pires catastrophes, humaines, politiques, économiques. Aujourd’hui, nous sommes soumis-e-s, toutes disciplines confondues, au primat d’un économisme triomphant. Dans un cynisme à toute épreuve, cette dimension économique et financière prétend pourtant opérer pour le bien des collectivités, des personnes malades et des personnes exclues.

Autrement dit, on ne crée pas de lien social, ni de socle culturel dans le stress, ni dans un constant empressement de célérité, comme mode de vie. En réalité, la célérité et l’hyper connectivité en cours fait émerger dans l’espace tant public que privé des formes nouvelles d’autisme social.

Si elle est «bonne» pour certains, la ville ne l’est pas pour d’autres

C’est en écoutant des personnes souffrant de troubles importants de la personnalité que je me suis rendu à l’évidence que mon appréciation de la ville dans laquelle je vis, et très bien, ne constitue pas un tout, et que mon appréciation et mon vécu ne doivent pas englober l’appréciation et le vécu des autres. En effet, la ville telle qu’elle se présente aujourd’hui, si elle est «bonne» pour un certain nombre de personnes, ne l’est pas pour d’autres. Toutes ces personnes qui depuis de longues années circulent d’un lieu d’hébergement à un autre, d’un hôtel – ces lieux plutôt désertiques en vie humaine et inaptes à une quelconque récupération psychique et émotionnelle – à un autre sont des personnes qui, à force de côtoyer l’inhabitable, finissent par déambuler en ville dans une sorte de «dromomanie» et qui peinent à trouver la ville «bonne» pour vivre. Elles ne trouvent plus dans la ville des lieux de «refuge», des lieux de protection psychique et de socialisation pour se protéger des agressions qu’elles perçoivent et disent vivre et subir.

Dans ce contexte, la personne citoyenne bien portante ne veut pas être approchée par celle ou celui qui vit dans une «radicale altérité» et qui lui renvoie comme dans un miroir, par son comportement atypique, ce qu’elle ne veut pas voir d’elle-même. Fort souvent, c’est la peur et la méconnaissance qui commandent ces réactions d’exclusion. Les clichés font le reste. La représentation du «fou» comme être dangereux qu’il faut enfermer demeure en effet largement présente dans la population.

Dès lors la «déstigmatisation» de ces personnes, avant d’être un discours, doit être une pratique: un processus personnel d’auto-désaliénation des représentations et des clichés. La déstigmatisation du «fou» est un état de sensibilité qui mobilise nos repères les plus intimes.

La déstigmatisation, quand elle est une pratique concrète, mobilise et réinvente notre rapport au monde. De la même manière que la xénophobie, le sexisme, la misogynie, le racisme, l’homophobie, ce n’est pas l’autre mais soi-même, la déstigmatisation commence aussi chez soi-même.

Il s’agit d’un état de production de lien social allant à la quête de l’autre, et qui sort du «marché émotionnel» en vogue dont parle la sociologue Eva Illouz. Cet «autre» vit malgré lui dans une altérité radicale pouvant atteindre les seuils de l’insupportable, même si cela arrive par intermittence, grâce à la pharmacologie. Celle-ci est donc certes nécessaire, mais elle est aussi, hélas, boulimique, prédatrice, et surtout, elle prend de plus en plus la place de la relation proprement humaine et psychothérapeutique. Et elle nous éloigne de tout ce que l’humain en détresse peut nous apprendre de sa souffrance.

Une approche «désinstitutionnelle»

A Genève et depuis plus de trente ans, en compagnie du patrimoine laissé par François Tosquelles, Jean Oury, Gilles Deleuze, Félix Guattari et David Cooper – des penseurs que j’ai eu le privilège de connaître de près – mais aussi grâce aux travaux de François Jullien, j’ai forgé une approche d’animation psychosociale «désinstitutionnelle», que j’ai définie comme une Clinique du quotidien. Cette approche, ou ce que l’on peut aussi appeler «dispositif psychosocial de moins», est une utopie au présent, un espace de vie expérimental, soustractif, mental comme physique. Dans ce paradigme soustractif, il s’agit de pouvoir reconnaître:

  • Que la ville dans laquelle je vis, et que j’aime, n’est pas bonne pour tout le monde;
  • Que bon nombre de personnes que j’ignore souffrent, et que ce n’est pas parce que je ne les vois pas qu’elles n’existent pas;
  • Que si mon mode de vie me convient, ce n’est pas une raison suffisante pour qu’il convienne à tout le monde;
  • Que ce n’est pas parce que je ne connais qu’un seul mode d’organisation du travail qu’il n’y en a pas d’autres, aussi efficaces que le mien;
  • Que si l’idée de programme et de projet social ou thérapeutique est bonne pour la plupart des bénéficiaires et des patients, elle n’est pas bonne pour tous les bénéficiaires;
  • Que si la plupart des professionnels de la santé mentale et du travail social se réunissent entre eux, en marge des personnes concernées, et qu’on trouve cette séparation, pertinente et logique, comme allant de soi, rien n’empêche de créer d’autres logiques, plutôt transversales, avec la participation active des personnes prises en charge. Même si cela réclame un sérieux travail de re-modélisation cartographique des pratiques professionnelles;
  • Que si nous vivons une progressive stérilisation des rapports humains, et du contact corporel avec nos semblables, par une excroissance des techniques de la relation disponibles sur le marché, rien n’empêche de réapprendre aux étudiant-e-s de nos hautes écoles et facultés que c’est le rapport humain et l’expérience empathique avec les bénéficiaires des soins qui seuls peuvent garantir un véritable rapport psychothérapeutique émancipateur;
  • Que si l’exclusion sociale se combat avec l’intégration, voire avec l’inclusion, cela ne doit pas pour autant rimer avec l’assimilation, qui signifie un lissage de la richesse des singularités de chacun-e.

La première dimension de cette expérience nous renvoie à ce que Félix Guattari a appelé dans Les trois écologies (1989) l’«écosophie». A savoir qu’il n’y a pas d’individu dissocié de son contexte sociopolitique, environnemental et culturel particulier. La deuxième dimension nous renvoie aux fondements mêmes de l’exclusion, à savoir l’intériorisation subjective de la violence sociale vécue par les bénéficiaires dans la ville comme dans les institutions de soins: le bénéficiaire passe, on ne le voit pas. Il nous parle, on ne l’entend pas. Il souffre, on ne le perçoit pas.

Dans Différence et répétition, livre phare de sa philosophie des «multiplicités», Gilles Deleuze met en exergue la dimension réductrice de la représentation sociale, qui ne fait que taire la différence et les singularités, en les domestiquant et en les rendant inoffensives, en parlant en leur nom, bref, en ramenant la différence à ce que l’on connaît.

Si la Clinique du quotidien a un projet, c’est bien celui d’habiter le présent, de l’incarner. Une temporalité qu’en Occident, nous avons hélas beaucoup de peine à habiter. J’appelle ici toute tentative d’innovation institutionnelle non autoritaire «un dispositif psychosocial de moins».

Il s’agit d’une opération de soustraction de toute velléité et pulsion autoritaire et éducative – en bannissant par exemple la formule «je sais» – avant de donner le temps, la durée nécessaire au bénéficiaire de s’exprimer. Et de le laisser advenir à l’espace social et relationnel à partir de ses propres singularités et ressources. Ce «je sais» nie et méprise l’expertise existentielle et sociale des personnes concernées.

Dans ces conditions, une véritable révolution des mentalités, transversale et polyphonique, pourra devenir réalité. Cette révolution des mentalités implique qu’il faut admettre que les personnes vulnérables sont habitées par une stratégie d’existence vernaculaire qu’il faut connaître et respecter. La nier, c’est les stigmatiser.

Ici, la production de rapports humains redevient la pièce maîtresse, la clé de voûte de tout acte et de toute prestation psychothérapeutique et sociale ouverte au monde. C’est à l’intérieur de ce champ de forces tantôt contradictoires, tantôt innovantes, qu’ensemble – professionnels et personnes concernées –, nous pourrons, selon les nécessités de chacun et de chacune, créer des institutions et des dispositifs de soins tournés vers des processus d’innovation démocratique. Des dispositifs de soins qui puissent être à la fois des lieux de soin, dans le respect de l’«écosophie» des personnes reçues, des lieux de rétablissement, mais aussi des lieux de refuge face aux agressions de la ville, afin que les personnes souffrant de troubles de la personnalité chroniques puissent enfin trouver la ville, telle qu’elle est aujourd’hui, bonne à vivre pour elles aussi.

Miguel D. Norambuena est l’ancien directeur du centre Le Racard (lieu de vie et d’hébergement avec appui psychosocial) et fondateur du centre Le Dracar à Genève.

Texte paru en version longue sous le titre «Manifeste pour un dispositif psychosocial de moins: la déstigmatisation de la folie et la clinique du quotidien» dans la Lettre trimestrielle n°81 (avril 2019) de Pro Mente Sana, www.promentesana.org/wq_pages/fr/lettre-trimestrielle/

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