Chroniques

L’habit ne fait pas le moine

À l'école au Zanskar

Projet phare de l’Association Rigzen Zanskar, l’école de Stongday a été crée pour soutenir les habitants du Zanskar, à leur demande, en proposant une scolarité de qualité. Elle s’efforce de faire en sorte que les élèves soient mieux à même de vivre dans un monde qui évolue rapidement tout en soutenant et valorisant leur culture autochtone. Concrètement, des bâtiments ont été construits pour accueillir 250 élèves de 6 à 16 ans, du jardin d’enfants à la fin de la 8e année «primaire», et loger une demi-douzaine de maîtres mercenaires. Les années 9 et 10 doivent être suivies ailleurs, dans la région ou plus loin. Elles permettent d’accéder à des formations pour lesquelles la 8e année ne suffit pas, en particulier pour obtenir un emploi dans l’armée, ce que beaucoup d’élèves d’origine modeste visent. Devenir soldat, comme devenir moine, est ici un débouché fort prisé. Si bien que l’absence des degrés 9 et 10 pose problème et fait actuellement l’objet de discussions entre les habitants et l’association. Il serait long et fastidieux d’exposer ici tous les aspects organisationnels de l’établissement. Je laisse le lecteur curieux consulter le site de l’ARZ pour plus de détail. Je préfère vous raconter quelques anecdotes tirées de mon quotidien qui illustrent la réalité du terrain.

L’horaire d’été de l’école, un peu plus long que celui de printemps, a été introduit début avril. La journée commence à 8h30 avec prière bouddhiste et assemblée du matin, y compris productions individuelles ou collectives d’élèves de tous âges devant leurs pairs. Suivent neuf leçons de 30 minutes comprenant quatre langues (locale: bothi, majoritaire: hindi, officielle du district de Kargil: urdu et globale: anglais), maths, sciences, géographie & civisme, sciences sociales. Mai a vu le retour de l’uniforme d’été «anglais» (pantalon gris, chemise et cravate bleues, pull-over bordeaux et casquette bleu ciel), mais la météo l’a ignoré: il s’est mis à tant neiger le premier jour du nouvel horaire que le Principal a dû renvoyer tout le monde à la maison à midi, avant que les school bus jaunes, réapparus eux aussi, ne puissent plus circuler sur la route qui disparaissait rapidement sous un manteau résolument hivernal. Comme les élèves font entre vingt minutes et une heure trente de trajet, en bus et/ou a pied, le facteur météo, à 3500m d’altitude, doit être pris très au sérieux.

Au Zanskar, il n’y a quasi aucune circulation et pas de transport public, mais des taxis partagés aux horaires très imprévisibles. Alors je monte parfois avec les élèves dans le bus scolaire pour me rendre à Padum ou une autre localité. Les grands s’occupent des plus petits et remplissent la liste de présence pendant que le chauffeur déjoue les pièges de la route défoncée et presque entièrement non asphaltée, en conduisant habilement l’un des trois véhicules vétustes qui ont chacun leur humeur propre. Mes voisins me surveillent du coin de l’œil et se tiennent à distance. Un jour pourtant, je sentis un contact pesant sur ma droite: une élève du jardin d’enfants était littéralement tombée de sommeil sur moi, et je la pris «sous mon aile» jusqu’au village de Tsazar où je descendais. Elle se réveilla tout étonnée d’avoir dormi contre l’épaule de l’exotique étranger que je reste pour beaucoup ici, adultes compris, mais elle se rendormit aussitôt après contre son gros sac d’école. Lors d’un autre trajet, j’ai été témoin du seul épisode de violence verbale et physique de tout mon séjour au Zanskar, où le cliché de la culture bouddhiste pacifique semble avoir un fond de vrai. Deux garçons de onze et douze ans se sont insultés, empoignés et frappés en montant dans le bus scolaire devant l’école. Je les ai fait descendre et séparés avec l’aide de deux grands élèves. Sommés de s’expliquer, chacun a livré sa version des faits, hors d’haleine et le visage ensanglanté. L’objet de la dispute s’est révélé être l’humiliation infligée par le premier, qui avait rappelé à l’autre que sa famille était pauvre et qu’il lui était donc inférieur; ce point de vue fut donc violemment combattu par le second. Outre la rareté de l’incident, je fus interloqué par sa cause. En effet, la majorité des élèves viennent de familles très modestes, et ce genre de snobisme semble complètement déplacé. Le fait que cet épisode soit resté isolé le confirme, à moins qu’il ne soit symptomatique d’un tout-puissant refoulement culturel des inégalités ou encore un soubresaut de la société de classes indienne. Ce qui est plus certainement illustré ici, c’est que l’uniforme scolaire n’est décidément pas la panacée aux inégalités sociales à l’école.

L’auteur est maître d’anglais en voyage au Zanskar en collaboration avec l’ONG ARZ (Association Rigzen Zanskar) www.rigzen-zanskar.org
Retrouvez «À l’école au Zanskar» jeudi 6 juin.

Opinions Chroniques Yvan Cruchaud

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