Chroniques

Neuchâtel, Gagarine et l’acropole

Chroniques aventines

Lundi matin dernier, attablé au Café de L’Univers à Neuchâtel, j’échangeais pour la première fois avec Camille Mermet, comédienne repérée notamment dans Le Direktør d’Oscar Gómez Mata. Elle me fit part de son intention de réaliser – dans le cadre du festival de contes Les Jobelins – un audio guide artistique permettant de découvrir la ville où nous nous trouvions suivant une perspective faisant la part belle à l’imaginaire.

Nos thé et café avalés, nous foulâmes les rues de Neuchâtel et j’entrepris à la demande de Camille de revenir sur les lieux de mon passé.
Fleury 6, d’abord. J’y habitai avec la mère de mes enfants. C’est là que «naquirent» mes deux premières filles. Civiliste désargenté, je m’étais estimé bienheureux de mettre la main sur un appartement – certes, sans confort (en guise de salle de bains, une baignoire sur pied trônait dans la cuisine reliée à un évier de pierre par un système de pompe récupéré d’une piscine désaffectée) – mais au loyer modeste.

C’est un autre motif, cependant, qui valait à ce lieu de trancher avec le lot commun des habitations du centre-ville – à savoir la date gravée sur le linteau calcaire de la porte de la cave: 1493. Ledit logement constituait, selon les historiens du cru, la plus ancienne demeure privée de Neuchâtel. Bien sûr, en un demi-millénaire, le Seyon avait dû maintes fois sortir de son lit et le quartier flamber à quelques reprises, mais restait cette mention originaire où s’abîmaient mes songes. Une année plus tôt, en 1492, à bord de sa caraque – l’illustre Santa Maria –, le Génois Christophe Colomb gagnait les Amériques ouvrant sur un siècle de foi dans les virtualités humaines et d’effroi sur leur hybris. M’enivrait le fait qu’un site puisse dans un même mouvement symboliser le patrimoine intime, ancré, et faire écho à un lointain exotique.

Camille et moi nous rendîmes également, ce matin-là, rue Pourtalès 8 non loin des rives du lac, non loin de Gênes en mon esprit… Au premier étage, en effet, vécurent ma grand-tante Delma née dans l’antique quartier du port ligure et son époux marchisan et piémontais, assureur et arbitre international de hockey sur glace, Gennaro Olivieri surnommé Cagnol. Pourtalès 8 avait assemblé, des décennies durant, une famille immigrée de libres penseurs, maisonnée aimante, sensible au message idéal de la grande musique. L’appartement de Cagnol rutilait de mille et un bibelots reçus ou récoltés dans toute l’Europe – notre parent avait connu son heure de «gloire» en donnant la réplique de 1965 à 1982 à Guy Lux dans l’émission Jeux sans frontières. Les soirs de Noël, la cheminée était obstruée de paquets-cadeaux vers lesquelles – à l’heure de l’apéro déjà, à celle des gnocchis encore, à celle de minuit toujours, alors alanguis par l’attente – louchaient les regards de mes cousins, de ma sœur et le mien, bien sûr.

L’extraordinaire, pourtant, tenait à un autre rituel: chaque 25 décembre, parmi bien des anecdotes récurrentes, Cagnol narrait celle de sa rencontre – en novembre 1963, à l’occasion de l’arbitrage d’un match international de hockey à Moscou – avec le fameux héros soviétique, Youri Gagarine: tandis que le premier tiers-temps venait de se terminer, l’homme du vol Vostok 1 s’avança, rieur, et – faisant référence au numéro dont le maillot de mon grand-oncle était floqué – lui lança: «Vous êtes l’arbitre n°4; je suis le cosmonaute n°1.» Le terme de la partie ouvrit sur une nuit d’ivresse et de confidences: entre deux vodkas, Gagarine confia à notre grand-oncle qu’une fois revenu sur terre, sa première pensée fut pour les techniciens qui avaient assuré le succès de sa mission et que le souvenir le plus fantastique de celle-ci tenait à la magnificence de la couleur bleutée du cosmos – laquelle valait bien tous les sacrifices consentis en vue de l’expédition spatiale.

Sous un ciel bientôt dardant, Camille et moi quittâmes les Jeunes Rives pour rejoindre les pentes de la Boine – lieu du Centre de loisirs où, vers huit ans, je découvris la pratique du théâtre. En léger contrebas du chemin ferroviaire, longeant de menus jardins en terrasses, dans un amphithéâtre encore préservé (mais désormais encombré d’un arbre et d’un matériel urbain peu propices aux velléités spectaculaires), nous interprétâmes – une dizaine de jeunes, ma sœur et moi – sous la houlette de la pédagogue et metteure en scène Catherine Pauchard, une pièce politique d’Aristophane à l’humour volontiers scatologique: L’Assemblée des femmes.

Ce théâtre en plein air m’offrit une première initiation à la culture grecque. J’appris plus tard combien les dramaturges antérieurs à Aristophane avaient porté haut l’énigme de l’Homme – mélange d’émotions, de croyances et de raison – combien le chant, la danse et le dialogue argumenté avaient su fixer son mystère pour l’Occident et les temps à venir. C’est aujourd’hui encore vers l’acropole et le Théâtre de Dionysos que me renvoie ce lopin familier.

La rue Fleury, ma baignoire et les grandes découvertes, Pourtalès, sa cheminée et Gagarine, la Boine, son théâtre ouvert et l’acropole… comme l’affirmait le poète portugais Miguel Torga: «L’universel, c’est le local moins les murs.»

L’auteur est historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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