L’école de la démocratie
Aujourd’hui c’est lundi, mais c’est congé. Le 6 mai est en effet la date des élections nationales pour la circonscription du Ladakh, qui réunit les districts de Leh et de Kargil (le Zanskar appartient à ce dernier, j’y reviendrai). Tout s’est arrêté et chaque village a organisé un bureau de vote dans le bâtiment de l’école gouvernementale. Le soleil étant revenu, j’en profite pour prendre ma «douche» hebdomadaire et faire ma lessive. De nouveau propre et mon linge étendu, je me rends à pied au «centre» de Stongday pour observer comment fonctionne concrètement la plus grande démocratie du monde à l’échelle d’une localité de 420 électeurs.
L’école publique est un bâtiment d’un étage au toit de tôle ondulée. Le périmètre est comme à l’ordinaire délimité par un muret surmonté d’un treillis. Alentour, toute la population est représentée: les petits enfants jouent dans deux grandes flaques, y puisant de l’eau boueuse dans de vieux sachets de nouilles instantanées. Les grands jouent au cricket le long de l’enclos, sous l’œil indifférent des ados qui s’y sont adossés. Deux motos sont parquées non loin et quatre jeunes hommes s’affairent autour. Ils viennent d’arriver de Leh (à 450 km) pour voter, mais aussi pour tenter d’installer une pompe hydraulique afin de réalimenter le petit village voisin de Pishu. Le long de la rue en terre se tiennent des groupes de femmes et d’hommes de tous âges, certains en costume traditionnel, d’autre en training et doudoune, qui ont déjà accompli leur devoir et qui devisent plaisamment. En face, alignés depuis le portail d’entrée, d’autres électeurs attendent de faire vérifier leur identité par un officiel assis sur une chaise en plastique et qui tient dans ses mains une épaisse liasse de photocopies. Validation faite, ils franchissent l’entrée de la cour, gardée par un homme en uniforme de camouflage clair, casqué et exhibant un fusil semi-automatique. Celui-ci me demande de m’éloigner. Il vient d’apercevoir, débarquant d’un véhicule 4×4 civil, quatre de ses collègues et un officier. Grands, armés, bottés et masqués comme dans un film d’action, ils s’approchent, le saluent et se dirigent vers la bâtisse. Les civils qui sont devant la porte de l’école ne semblent pas impressionnés par l’irruption du JKAP, la police militaire du Jammu et Cachemire, qui assure la sécurité des bureaux de vote. Les sbires repartent d’ailleurs bientôt après s’être entretenus avec deux officiels et pris quelques photos avec leur téléphone portable.
A Stongday, les élections ont lieu dans le calme, et ses paisibles habitants éliront l’un des quatre candidats en lice pour le seul siège de député au parlement indien. Malgré l’atmosphère bon enfant, l’enjeu est pourtant de taille: la création du nouveau District indépendant du Zanskar. Les habitants de la vallée se sentent injustement négligés par leurs autorités de Kargil, à 240 km, inatteignable en hiver, et de culture musulmane. Ils réclament donc l’indépendance au niveau local. Après avoir hésité à prôner une abstention massive, les activistes zanskarpas expliquent qu’ils ont choisi de voter utile. Ils accorderont un soutien maximal au candidat de Leh appartenant au BJP, le parti du premier ministre Modi, dans l’espoir d’être enfin entendus. L’isolement géographique du Zanskar rend sa demande évidente, même si ce même isolement, ainsi que son modeste poids électoral, en relativise l’urgence nationale. Non loin d’ici à l’échelle de l’Inde, se trouve le Cachemire, au sujet duquel le concept même d’indépendance ou d’auto-détermination est un tabou explosif depuis la partition entre l’Inde et le Pakistan. Cela fait plus de septante ans qu’un référendum a été annoncé à ses habitants, qui ne l’attendent plus que de manière très abstraite, en particulier face à l’attitude sécuritaire intraitable du gouvernement du même Modi.
A Stongday, une femme et son yak traversent la place du village. Les champs récemment labourés commencent à verdir. Je rentre à mon logis en espérant que l’autonomie administrative des habitants de la vallée accompagne bientôt leur extraordinaire et pacifique indépendance culturelle.
L’auteur est maître d’anglais en voyage au Zanskar en collaboration avec l’ONG ARZ (Association Rigzen Zanskar)
www.rigzen-zanskar.org
Retrouvez «A l’école au Zanskar» jeudi 23°mai.