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Richissimes «passagers clandestins»

Intérêt individuel versus intérêt collectif. En s’appuyant sur les résultats de diverses expérimentations en théorie des jeux, Etienne Rouget, travailleur social, montre que la coopération est une stratégie gagnante.
Société

Le pauvre est montré du doigt. «Fainéant», il n’a plus «le sens de l’effort», ne veut pas «traverser la rue pour trouver du travail», selon le président français, Emmanuel Macron. Il profiterait ainsi d’un Etat social bien trop laxiste. Sa situation rejoint ce que les économistes, sociologues, politistes américains appellent un free rider (cavalier seul): un individu qui, au sein d’un groupe, se trouve bénéficier d’un service, d’un bien, d’un gain quelconque sans en assumer le coût.

En 1965, l’économiste américain Mancur Olson relevait que toute action collective a un coût (engagement, prise de risques, perte de temps, argent investi) et des bénéfices (protection sociale, augmentation de salaire, emploi). Face à cela, l’être humain tend généralement vers un «choix rationnel» consistant à vouloir profiter du bénéfice de l’action collective à moindre coût, voire en échappant à ce coût. A tel point qu’«un groupe inorganisé de personnes ayant un intérêt commun, conscientes de cet intérêt et ayant des moyens pour le réaliser, ne fera dans des conditions générales rien pour le promouvoir». Les petits fraudeurs payent souvent le prix fort lorsqu’ils se font pincer. Pourtant, devant la montée des inégalités sociales1>Le nombre de milliardaires a doublé depuis la crise de 2008 (rapport Oxfam 2019 sur les inégalités mondiales). Avec le constat que «les riches bénéficient (…) des niveaux d’imposition les moins élevés depuis des décennies», bit.ly/2GBg1cB, des voix s’indignent, toujours plus nombreuses, relevant que les véritables resquilleurs sont surtout ceux qui «optimisent» leurs revenus en se soustrayant à la fiscalité.

On peut distinguer deux formes d’«optimisation». 1) Les fraudes illégales, punissables par la loi, consistant le plus couramment à ne pas déclarer fortune ou/et revenus. Ainsi, 75% des sommes placées dans les paradis fiscaux ne seraient pas déclarées, selon l’économiste Gabriel Zucman. 2) Les optimisations immorales, qui ne transgressent  –en apparence – pas de lois et ne sont donc pas punies. Elles n’en restent pas moins des montages financiers opaques destinés à camoufler des avoirs souvent indécents. Selon Zucman, 8% du patrimoine mondial était stocké en 2016 dans les paradis fiscaux, soit 7900 milliards d’euros, dont 2100 milliards en Suisse. Les pertes de recettes fiscales au niveau mondial s’élèveraient à quelque 155 milliards d’euros par an. On est loin de la «main invisible» du marché qui, selon Adam Smith, ferait converger ces égoïsmes vers la prospérité collective; et loin également de la rationalité des comportements individuels s’harmonisant dans l’«ordre spontané» du marché, selon Friedrich von Hayek.

L’économiste français Eloi Laurent relève que la non-coopération n’est pas une fatalité». Le «jeu du bien public», qui met en valeur le conflit entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif, fait apparaître trois catégories de joueurs: les «altruistes» qui coopèrent tout le temps; les «passagers clandestins» qui ne coopèrent jamais; les «coopérateurs conditionnels», qui commencent par coopérer, mais cessent sous l’effet de la déception, voire par ressentiment à l’égard des passagers clandestins. On évalue généralement à 50% les coopérateurs conditionnels, à 20-30% les passagers clandestins, et à 10-20% les altruistes (10-20% jouant d’autres stratégies). «Si les 20-30% de passagers clandestins convainquent les 50% de coopérateurs conditionnels de ne plus coopérer, c’est en est fini de la coopération», relève Eloi Laurent. Or, la non-coopération «n’existe que parce que des institutions la rendent possible et des autorités refusent de la sanctionner».

Alors, ne pourrait-on pas contraindre les passagers clandestins à coopérer? Le chercheur Robert Axelrod a démontré que c’était possible, grâce aux tournois informatiques qu’il a organisés dans les années 1980, calqués sur le principe du jeu «le dilemme du prisonnier» (situation de dilemme social dans laquelle les intérêts individuels s’opposent aux intérêts collectifs). Les nombreuses expériences effectuées sur cette base ont démontré que l’être humain est un «animal social» non dépourvu de principes moraux.

Pour l’économiste John Harsanyi, il existe deux formes de rationalité: une forme purement individuelle, ou «primaire», qui conduit les individus à maximiser leurs gains personnels, et une forme «secondaire», selon laquelle les individus, guidés par une moralité et une conscience sociale, cherchent à maximiser le niveau de satisfaction moyen. La coopération peut être promue en développant la forme secondaire de rationalité. Les tournois informatiques de Robert Axelrod ont été remportés par le programme d’Anatol Rapoport, mathématicien américain d’origine russe. Baptisé «Donnant-donnant», il tenait en quelques lignes: coopération le premier coup, puis reproduction systématique du choix antérieur du partenaire. Ainsi, le meilleur moyen de susciter la coopération consiste à punir celui qui ne veut pas coopérer (réciprocité), puis à lui pardonner quand il se (re)met à coopérer. Il ressort que cette stratégie devient «contagieuse» sur la durée.

L’important est alors de provoquer cette forme secondaire de rationalité, par exemple en suscitant chez autrui la recherche d’une bonne réputation, le contre-don, l’humanisme, la capacité à s’exprimer et à défendre ses droits sans empiéter sur ceux des autres… Pour cela, il devient primordial de décourager, dénoncer, punir ouvertement les actes des passagers clandestins, tant au niveau international (grandes fortunes) qu’au niveau local. Faire remarquer à une personne qu’elle dépasse dans une file d’attente ou qu’elle jette un papier par terre, s’opposer à des comportements agressifs, ne pas entrer dans des rivalités entre collègues ou voisins, dénoncer les abus sociaux de certains élus politiques, etc. Car, précise Eloi Laurent, promouvoir «la coopération sociale comme la source essentielle de la prospérité humaine» revient à considérer l’être humain comme une fin, et non comme un moyen.

Notes[+]

L’auteur est travailleur social et enseignant.

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