Notre aveuglement, l’autre et le monde
De nos jours, un mal s’est emparé de nous, qui touche le commun des mortels, mais aussi les décideurs politiques, financiers et institutionnels. Ce mal ressemble fort à une cécité généralisée. S’agit-t-il d’un égoïsme bon enfant, toutefois vénéneux, qui serait devenu chroniquement pathologique? C’est trop peu ou trop dire. En tout cas, on ne voit pas, on ne sent pas plus loin que le bout de son nez. Et si l’on perçoit la réalité, cela ne se traduit pas par des actes concrets: un «vivre» différemment que le «vivre» cloisonné devant la Toile, dans une triste précarité sociale.
Toutes et tous, nous sommes devenus numérisés, dépositaires bon gré mal gré d’un code-barres. Nous vivons ainsi, soumis aux myriades de propositions d’achat à disposition chez soi, via internet, sans risque de rencontrer quelqu’un. En même temps que l’on consomme, on devient ipso facto donateur bénévole d’informations personnelles qui permettent d’affiner les visées commerciales des produits que nous achèterons en retour.
Le coup est magistral. Aucun gouvernement, de droite ou de gauche, ne réussit à protéger véritablement ses concitoyens de cette usurpation de données. Si nous ne sommes pas suffisamment attentifs, nous devenons sans nous en rendre compte dépendants de la Toile, au point de pouvoir dire que l’on commence à méconnaître le monde concret.
Comme l’écrit Nicholas Carr, avec le numérique, «l’abandon progressif de l’usage des sens engourdit l’esprit (…), érode les compétences». La «société automatique» nous laisse insensibles et atones, poursuit-il. Le philosophe Byung-Chul Han, de son côté, tente de saisir notre société de la «transparence», dont le corollaire est l’impératif de dévoilement de soi, dans un monde sans perspective, «plat comme une surface de verre».
Ainsi, les mutations numériques (Nicole Aubert, 2018) et managériales en cours, comme les «dématérialisations», deviennent, au cœur de nos cités, de véritables analyseurs psychosociaux des mutations de notre joie de vivre ou de nos états dépressifs. Et la joie de vivre reste clivée entre ceux d’en haut et d’en bas de la société, sans que le numérique n’amène une quelconque émancipation sociale.
Dès lors, ce qui est ici en question, c’est notre capacité à réinventer le lien social. Pour agir, il s’agit de prendre par les cornes notre propre sensibilité, notre imaginaire, notre créativité. Maintenant. Parce que demain, ce sera pire. L’effort à entreprendre de saisie et de soin de soi – psychique, physique et émotionnel – est colossal, mais possible. Et ce, même si les mutations techno-cognitives en cours sont irréversibles.
En effet, nous vivons au cœur d’une culture de la sujétion des âmes (Isabelle Stengers) par le numérique et une consommation historiquement inédite. Le politique doit en prendre acte et intégrer toutes ces irréversibles mutations de la perception et de la sensibilité dans une nouvelle façon de penser et de faire de la politique. Autrement – on le voit dans le face-à-face pathétique entre les autorités politiques et les «gilets jaunes» – les politiques deviennent le fou du roi, un divertissement nécessaire à la longue vie des royautés capitalistiques. Un éveil des capacités de reformulation de notre appréhension du monde et des phénomènes de société devient urgent dans une société dite démocratique, mais qui récidive dans un mépris permanent de l’intégrité et de la dignité humaine (Donna Hicks).
Dans ce sens, la mouvance des «gilets jaunes» illustre aujourd’hui l’éveil d’un profond désir libérateur, d’une irréductible nécessité de la condition humaine de faire corps, d’entrer en résonance concrète avec l’autre et le monde. Autrement dit, expérimenter la douceur sociale, pouvoir se parler, s’aimer, se toucher, se réapproprier sa créativité usurpée. C’est aussi ça les gilets jaunes: le fait d’être ensemble tout simplement, sans médiation, rencontrer l’autre au travers d’une solidarité sociale concrète, ici et maintenant, donnant enfin sens à la vie, au quotidien de chacun-e, et l’envie de croire et de rêver le monde, sans artifices ni prothèses communicationnelles.
L’auteur est ancien directeur du centre psychosocial Racard, fondateur du centre Dracar, Genève.