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L’Allemagne oublie ses mal-logés

Faute de politique sociale, les sans-abri des grandes villes allemandes survivent en récupérant la consigne des bouteilles abandonnées qu’ils rapportent au supermarché. Un système de voirie parallèle, nourri par une main-d’œuvre docile et bon marché, qui fait de l’Allemagne un as du recyclage.
Eclairage

Comme le reste de l’Europe, l’Allemagne traverse une profonde crise du logement. Ses rues, gares et parcs accueillent un nombre toujours croissant de personnes sans domicile. Malgré la visibilité de cette misère, la situation reste largement ignorée des autorités, mais aussi de la population. Pourtant, les personnes sans domicile jouent un rôle important dans le quotidien de chacun: elles nettoient les rues.

Le gouvernement ferme les yeux. Il est frappant de constater que le gouvernement allemand ignore combien le pays compte de personnes mal logées et refuse de commander un recensement à l’office de la statistique. La situation est pourtant dramatique: selon les estimations de la BAGW, plateforme qui coordonne l’action des organisations caritatives allemandes venant en aide aux sans-abri, 420’000 personnes étaient mal logées en 2016, dont 52’000 sans abri – sans tenir compte des 440’000 réfugiés mal logés. La tendance va croissant: la BAGW estime que le mal-logement a doublé en Allemagne ces cinq dernières années.

La grande majorité des personnes mal logées sont, si l’on excepte les réfugiés, d’origine allemande. La situation est donc un problème lié avant tout à la politique nationale, et non hérité de la libre circulation des personnes. La politique du logement poursuivie ces dernières décennies semble être à la racine du problème: en trente ans, le nombre de logements sociaux a diminué de deux tiers pour fondre jusqu’à environ 1 million. En parallèle les loyers continuent d’augmenter à un taux effarant: entre 2014 et 2018, les prix ont évolué de 19% en moyenne dans les sept plus grandes villes allemandes.

Malgré de nombreuses initiatives citoyennes, les interactions entre les personnes mal logées et le reste de la population sont quasiment nulles. A Berlin, où différentes organisations estiment à 25 000 le nombre de personnes mal logées et jusqu’à 10’000 celui des sans-abri, ces interactions ont pris un aspect surprenant: les bouteilles consignées forment un lien entre les personnes les plus pauvres et le reste de la population. Cette situation est étonnante et devrait soulever de nombreuses interrogations.

Un système de voirie parallèle. Introduite en 2003, la consigne sur les bouteilles et cannettes a permis à l’Allemagne d’atteindre le plus haut taux de recyclage au monde: 97,5% des bouteilles en PET consignées réintègrent le cycle de production. Avec un prix évoluant entre 8 et 25 centimes, l’incitation à recycler évolue en fonction du salaire. Les personnes ayant des difficultés financières sont ainsi fortement encouragées à ramener leurs bouteilles au supermarché – mais également à ramasser celles des autres.

Selon les témoignages, une heure de ramassage dans les rues de Berlin rapporte à peu près 4 euros en consignes – soit la moitié du salaire horaire minimum légal. Nombreux sont les sans-abri pour lesquels cette activité représente l’essentiel du revenu. Tout un chacun en est conscient, au point où plusieurs marques de boisson font figurer le label «Pfand gehört daneben» (la consigne va à côté) sur leurs emballages, encourageant les consommateurs à déposer les bouteilles à côté des poubelles plutôt qu’à les jeter, ce qui facilite le travail des ramasseurs. Déposer une bouteille vide à un endroit bien visible est devenu un impératif moral et un acte de charité.

L’abandon des déchets dans l’espace public a ainsi pris la forme d’un don aux plus démunis. Mais ce don est en réalité un travail pénible, qui marque physiquement le corps de ceux qui y sont réduits. Un véritable système de voirie parallèle s’est donc développé dans les grandes villes allemandes, financé par une forme d’imposition indirecte sur la population, et réalisé par une main-d’œuvre extrêmement bon marché, docile et silencieuse. Sans elle, l’Allemagne ferait certainement moins figure de bon élève du recyclage.

L’auteur est un historien romand établi à Berlin.

Opinions Agora Séveric Yersin Eclairage

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