Suisse

Les fonds Ben Ali végètent en Suisse

La Tunisie est critiquée pour son manque de volonté de récupérer les fonds bloqués par Berne dès 2011
Les fonds Ben Ali végètent en Suisse
Certains observateurs attribuent la lenteur de la procédure de restitution des fonds au régime du président Essebsi (à g.), qui était en visite à Berne en 2016. KEYSTONE/ARCHIVES
Avoirs illicites

«S’il y avait eu une réelle volonté de récupérer les biens mal acquis de Ben Ali, en un à deux ans, c’était plié. La lenteur administrative et les manœuvres dilatoires sont patentes dans ce dossier.» Huit ans après le gel des avoirs en Suisse du président déchu tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, Salim Ben Hamidane désespère de voir les fonds retourner au pays.

Cet avocat est bien placé pour mesurer les maigres progrès accomplis: après la fuite du président en janvier 2011, il fut nommé ministre des Domaines de l’Etat et des affaires foncières, en charge du dossier de la confiscation des biens mal acquis. Pendant la troïka (le gouvernement de coalition de 2011 à 2014), l’Etat tunisien a tenté de récupérer cet argent, sans réel succès. Dans le même temps, Tunis avait rapatrié 28 millions de dollars du Liban en 2013. «Nous avions fini par convoquer le cabinet mandaté par l’Etat», se souvient Salim Ben Hamidane. «Il prétendait qu’il y avait beaucoup de tracasseries à cause du secret bancaire.»

Seuls 4 millions rendus

Lundi dernier, le président tunisien Béji Caïd Essebsi s’est impatienté en marge du Conseil des droits de l’homme à Genève. «Il y a un certain retard dans l’accomplissement des conditions juridiques», a-t-il déploré. Il est vrai que seuls 4 des 60 millions de francs gelés en janvier 2011 par Berne ont été récupérés par la Tunisie.

Alors, la Suisse traîne-t-elle les pieds? Ce n’est pas le genre de la maison. Elle a réglé les autres dossiers de fonds gelés, restituant à leurs pays d’origine près de 2 milliards de dollars américains de fonds d’origine illicite, se défend le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Restent les avoirs tunisiens (60 millions de francs au départ) et ukrainiens (70 millions) en cours de blocage.

«Tunis ne fait pas le nécessaire pour récupérer ses avoirs» Raphaël Kergueno

La Suisse a dû prolonger en décembre dernier d’une année supplémentaire le gel des fonds Ben Ali. Elle attend de la Tunisie des «décisions de justice établissant l’origine illicite des fonds pour que la Suisse puisse procéder à des restitutions d’avoirs», avise Pierre-Alain Eltschinger, porte-parole du DFAE. «Cela peut cependant prendre plusieurs années jusqu’à ce que de telles décisions soient rendues.»

Et la loi tunisienne promulguée en 2011 pour confisquer et récupérer tous les avoirs illicites de Ben Ali et de sa famille en Tunisie? Elle ne suffit pas aux autorités helvétiques. «La Suisse, mais aussi les autres pays concernés en Europe, comme la France, veulent un verdict contre Ben Ali et sa famille pour pouvoir rendre l’argent», souligne Raphaël Kergueno, chargé de mission à Transparency International Europe, à Bruxelles.

Aucune condamnation

«Le problème, c’est qu’il est difficile pour Tunis de rendre des jugements contre ces personnes, car la plupart d’entre elles ont fui le pays en 2011… Jusqu’à ce jour, aucune condamnation n’a été publiée sur aucun site officiel» gouvernemental. Et de soupirer: «Le Gouvernement tunisien ne fait pas le nécessaire pour récupérer ses avoirs.»

Tunis n’a toujours pas vu la couleur de l’argent en provenance d’Europe, du Canada ou des pays du Golfe. «Il faut aussi dire que les enquêtes visant à identifier les avoirs et les comptes bancaires des personnalités corrompues sont très chères, très compliquées à faire et prennent beaucoup de temps», affirme Youssef Belgacem, chargé de projets à l’ONG tunisienne I Watch.

Protection des anciens

D’autres observateurs mettent cette lenteur de la procédure sur le dos de «l’ancien régime» restauré avec l’élection du président Essebsi fin 2014. Les anciens ministres de Ben Ali de retour au gouvernement n’ont pas intérêt à ce que la justice se rapproche d’eux. Le pouvoir a multiplié les gestes de bonne volonté à leur égard. En 2017, le législatif a, par exemple, voté la loi controversée sur la corruption, un texte qui prévoit l’amnistie des fonctionnaires impliqués dans les malversations de l’ancien régime.

«Ceux qui sont au gouvernement ont tendance à protéger l’ancienne garde», appuie Ridha Ajmi, avocat d’origine tunisienne, basé à Fribourg, qui avait le premier en Suisse déposé une dénonciation pénale et une requête auprès du Ministère public de la Confédération pour la restitution des avoirs. «L’intérêt public de récupérer cet argent est placé au second plan. Il faut plus de professionnalisme et de collaboration de la part de la Tunisie avec les autorités judiciaires et administratives suisses pour régler enfin ce dossier.» LA LIBERTÉ

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