Des hauts et des bas

À l'école au Zanskar

«No go. Sleep!» Ammo me verse une deuxième tasse de thé au lait sucré brûlant. Son visage buriné et bienveillant rend son injonction amicale. Pour cette infirmière à la retraite depuis peu, pas question d’explorer Leh le jour de mon arrivée. Elle scrute discrètement mes gestes pour voir comment je supporte l’altitude. En une heure et demie d’avion, je suis monté de 3300 mètres, alors que les spécialistes en médecine d’altitude préconisent de ne monter que de 400 mètres par jour au-delà de 2500 mètres. Les heures suivantes, lorsque je la croise, elle me salue d’un «No headache?» mi-interrogateur mi-suspicieux. Je n’ai presque pas de maux de tête, ce qui est bon signe. C’était un de mes sujets d’inquiétude avant de venir ici. Il y quelques années, j’avais rejoint deux amies à la Mönchsjochhütte en y montant directement par le train du Jungfraujoch. J’y avais passé une nuit infernale, mon crâne menaçant de se fendre en deux et mes yeux de s’exorbiter sous la douleur qui semblait devoir faire exploser mon cerveau. Aujourd’hui, il n’en est rien, mais mon souffle court et mes jambes en coton me rendent raisonnable pour une fois. Je ne cèderai pas à mon impulsion habituelle de partir explorer en long et en large le lieu où je viens d’arriver.

J’ai de la chance d’être ici, le guest-house qu’Ammo tient avec son mari, Yeshe, et son fils Nurbo est normalement fermé en hiver, mais je suis accueilli chaleureusement dans la famille: les amis de l’ARZ sont leurs amis! Chaque fois que je descends de ma chambre, je les rejoins dans le séjour où règne une chaleur agréable, diffusée depuis le milieu de la pièce par un poêle à bois. Ce genre de poêle est typique de cette région où l’hiver est glacial mais où le chauffage central est rarissime. On l’alimente toute la journée. Deux grandes bouilloires y trônent glorieusement et fournissent l’eau chaude pour faire le thé, remplir les bouillottes ou faire sa toilette. Un réservoir d’eau intégré permet même de remplir une petite bassine via le robinet prévu à cet effet pour faire la vaisselle. Coussins et canapés sont arrangés tout autour et la vie de la maisonnée se passe là. Une cousine arrive, on lui fait tout de suite une place en lui servant un thé et la conversation s’anime… Faire le feu, préparer le thé, servir des galettes (les savoureux khambirs!) avec du beurre salé et de la confiture maison aux abricots du jardin, bavarder, se tenir autour du poêle vers lequel on tend les mains en hommage à cette source bienfaisante de chaleur… Ces premiers jours au Ladakh font l’effet d’un retour aux sources, où l’on retrouve les gestes élémentaires de la vie sous la protection des sommets de l’Himalaya. Pas étonnant que cette région soit devenue depuis quelques années une destination prisée par les voyageurs du monde entier.

A ce propos, cette idyllique première impression est vite assombrie par l’impitoyable réalité des faits. Isolé pendant des années géographiquement (de par ses hautes vallées montagneuses) et politiquement (pris en étau entre le frère ennemi pakistanais et le puissant voisin chinois), le Ladakh a été préservé. Il s’est récemment ouvert au tourisme, et des bataillons de visiteurs viennent dorénavant chaque été faire concurrence aux garnisons de l’armée indienne qui surveillent cette région stratégique.
1>Le Cachemire voisin est contrôlé par l’Inde mais revendiqué par le Pakistan. Ses velléités indépendantistes et les tensions interreligieuses donnent lieu régulièrement à des violences. Dernières en date, un attentat à la voiture piégée qui a coûté la vie à 41 paramilitaires indiens, le 14 février, et les deux puissances nucléaires ont affirmé hier avoir abattu des avions ennemis.

En hiver, Leh est mi-chantier, mi-ville morte sous la neige et le froid. Seul le marché de la vieille ville est animé: les habitants locaux continuent de s’y approvisionner en hiver. Cependant, la quasi-totalité des douzaines de boutiques du centre ont baissé leur rideau de fer et leurs enseignes colorées vantent vainement des services touristiques à chaque fois promis comme exclusifs. Leur nombre et leur étendue laissent pantois.

Un immense paradoxe apparaît durant mes premiers jours passés à Leh. Ici comme ailleurs, le touriste – que je suis d’une certaine manière, même si ma présence hivernale est plutôt discrète et pétrie de bonnes intentions humanitaires et pédagogiques – tente de fuir le capitalisme globalisé pour retrouver une nature et une culture locale authentiques. Ce faisant, il contribue à leur perte par l’explosion des besoins que sa présence implique en matière de nourriture, de transport, de logistique, etc. Par exemple, l’eau de source himalayenne est mise dans des bouteilles en plastique que l’on m’a vendues à l’aéroport de Delhi. Elle est détournée pour désaltérer et laver les touristes qui la polluent en retour par leurs déchets et leurs excréments. Il est en effet difficile d’imaginer généraliser l’usage des local toilets (que l’on m’impose avec un peu de gêne en cette saison sans eau courante). Celles-ci sont pourtant plus écologiques à petite échelle: une cabane avec un trou rectangulaire au milieu du plancher permet de récolter au-dessous ce qui servira d’engrais dans les champs et les jardins. Ainsi donc, l’amour retrouvé de la nature fait affluer les touristes par milliers dans de tels lieux préservés et entraîne immanquablement leur standardisation et leur destruction. La seule manière de les respecter serait de les fuir! Peut-être les récentes manifestations de la jeune génération pour la défense du climat et de l’environnement incarnent une prise de conscience salvatrice. Les décisions de certains établissements scolaires, en Suisse, de ne plus prendre l’avion pour partir en voyage d’étude vont en tout cas dans ce sens.

Retrouvez «A l’école au Zanskar» jeudi 14 mars.

Notes[+]

Yvan Cruchaud est maître d’anglais en voyage au Zanskar en collaboration avec l’ONG ARZ (Association Rigzen Zanskar) www.rigzen-zanskar.org

Yvan Cruchaud

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jeudi 14 février 2019

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