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Les réécritures d’Ostwald

Depuis quelques années, le travail littéraire échappe à l’image conventionnelle de l’écrivain solitaire. Des processus d’écriture se construisent dans le cadre d’échanges. Diplômé de l’Institut littéraire suisse, Thomas Flahaut revient sur la genèse de son premier roman Ostwald, développé en relation avec d’autres auteurs, ses mentors et son éditrice.
Les réécritures d’Ostwald
Les étudiants de l’Institut littéraire suisse sont formés dans un dialogue constant avec leurs pairs et leurs mentors. WIEBKE ZOLLMANN
Littérature 

Le 14 juin 2016, je suis à Paris. Je n’y vais que rarement. Depuis la Suisse, depuis l’Est de la France où j’ai grandi, Paris a toujours paru aussi loin que la mer. Depuis quelques mois, je n’écris plus vraiment. Mon premier manuscrit envoyé, je suis resté dans l’attente d’un avis. Ce que c’est que d’attendre cet avis, cette fragilité, je ne la soupçonnais pas. Le manuscrit d’Ostwald a été lu, un avis a été donné. Il est mitigé, mais me vaut une invitation aux éditions de l’Olivier, le 15 juin, à onze heures. On m’envoie des billets de TGV. J’ai insisté pour voyager sur deux jours. Paris est loin. Surtout, si j’ai insisté pour partir la veille, c’est parce que le 14 juin a lieu une grande manifestation contre la «Loi travail».

Le 14 juin 2016, je suis à Paris, donc. Un manifestant anonyme dans la manifestation. Aux Gobelins, une ligne de CRS coupe le cortège à une dizaine de mètres de moi. A Port-Royal, premières grenades. La place est remplie d’une brume qui décape les narines. A Vavin, les CRS chargent, des manifestants ripostent par des tirs de feux d’artifice qui sifflent dans l’air, dessinent dans le brouillard des halos fugaces. Dans ces deux jours viennent se percuter mes préoccupations politiques et esthétiques, d’une manière trop brutale pour que je puisse bien comprendre où était l’esthétique, où était la politique. Le souvenir de cette manifestation est fait d’éclats, d’odeurs, de sensations, de confusion. Je crois qu’Ostwald garde une trace de la violence de ce présent, présent qui ne fait que se donner à vivre de manière plus intense lors de telles manifestations. Je ne peux parler de son écriture et ses réécritures sans évoquer ce moment déterminant dans l’énergie du retravail et les pistes qu’il a empruntées.

Parler de mon processus d’écriture m’est assez peu familier. J’ai fait le choix de me concentrer sur un point qui illustre cette coïncidence: le «présent» entendu comme notre époque, le contexte du roman, et comme temps verbal. Car le passage au présent de narration a marqué un changement dans le retravail d’Ostwald après la rencontre avec mon éditrice. D’un texte destiné au jury de Bachelor de l’Institut littéraire suisse, j’ai commencé à écrire un livre.

Mimer le récit. Ostwald a d’abord été un court texte destiné à être lu à la Maison d’ailleurs, à Yverdon-les-Bains, en février 2014, à l’occasion du finissage de l’exposition «Stalker  – expérimentez la zone», traitant du film éponyme d’Andreï Tarkovski. J’ai décidé de prendre au pied de la lettre le sous-titre de l’exposition. J’ai transposé la zone en Alsace, territoire de mon enfance. L’accident que racontait ce texte n’était pas mystérieux comme il l’est dans le film: un incident à la centrale de Fessenheim conduisant à une panique collective, qui conduisait elle-même à l’évacuation de la région. Deux frères traversaient une Alsace désertée. S’arrêtant sur une aire d’autoroute, ils assistaient au déferlement d’une horde de singes échappés d’un parc de loisir. Un singe s’attachait à eux. Ils le baptisaient Becquerel, et ensemble, ils reprenaient leur voiture en direction du Haut-Koenigsbourg. Je voulais faire rire une audience avec un sujet plutôt cauchemardesque: une fin du monde dont la cause reste vraisemblable.

«J’avais écrit un ‘travail scolaire’, je devais maintenant écrire un livre»

Cette lecture a été le point de départ d’une nouvelle qui est devenue la première version d’Ostwald, présentée comme «thèse de Bachelor» en juin 2015. L’écriture de cette première version est indissociable de l’école. Ecrire dans une école d’écriture, c’est écrire parmi les autres et avec les autres – le mentor ou l’ami qui me lit. Les suggestions des mentors ont importé, mais le plus appréciable a été leurs encouragements à poursuivre. Noëlle Revaz a eu un rôle qui pourrait s’apparenter à celui d’un éditeur. Mais si le mentor a pour mission d’aider à donner toute son ampleur à un projet destiné à un jury de diplôme, l’éditeur s’engage personnellement en publiant un texte qu’il est prêt à défendre.
La nature performative du texte-matrice a déterminé la forme de la première version du roman. C’est en fonction d’elle que j’ai construit l’énonciation du texte: en première personne au passé composé. L’effet recherché était de donner à cette lecture l’aspect d’un témoignage, censé être entendu comme le récit d’un survivant, à la manière des monologues de Svetlana Alexievitch.

Lorsque ce texte a été poursuivi avec mes mentors, je n’ai pas questionné cette forme mimétique du récit. La première personne est restée. Tout le roman avait la forme d’un monologue, sans chapitre. Quoique le texte ait été bien reçu par mon jury, je voyais là un problème. Mais la nature du travail qui restait à fournir, mon éditrice, Laurence Renouf, en était plus consciente: j’avais écrit un «travail scolaire», je devais maintenant écrire un livre.

Ecrire le roman. J’en reviens à mon voyage à Paris. Dans le TGV, j’ai l’intention de relire le manuscrit, mais je ne vais pas très loin; le train n’a pas encore passé la frontière que ma décision est prise de reprendre le texte en profondeur. J’ai l’impression d’avoir écrit un brouillon. Je peux seulement garder confiance en ma capacité à me mettre au travail, vite et efficacement. Cette confiance, c’est la principale aptitude que m’a permis de développer mon passage dans une formation en écriture littéraire.

Il se passe toute une journée entre mon arrivée à Paris et mon rendez-vous avec Laurence Renouf – foule, gaz, confusion. En arrivant, je suis prêt à beaucoup de changements. Elle et moi, nous nous entendons là-dessus. Ces changements sont colossaux. Elle me propose de reprendre «une page blanche». Cela, je l’avais déjà comme horizon en entrant dans son bureau. J’accepte donc. Malgré toute la précarité de la situation, sans aucune promesse de la part des éditions de l’Olivier. Entre juin et décembre, réécrivant en totalité Ostwald, j’ai éprouvé quelques fatigues, mais n’ai pas songé à abandonner. Au bout il y avait un roman.

«Les solutions trouvées ensemble, je n’y serais pas parvenu seul»

La proposition la plus importante de mon éditrice a été de passer le roman au présent de narration. Cela a eu une série de conséquences. J’ai pu sortir le texte de mes choix de départ qui l’engluaient dans un mode mimétique de narration. La logique devint celle de l’immersion, par la succession rapide des séquences et les débuts de chapitres in medias res. Il ne s’agissait plus de donner à entendre le récit d’un monde révolu mais de donner à voir un présent apocalyptique.

Au présent. Lors de mon arrivée aux éditions de l’Olivier, le matin du 15 juin, les traces de la manifestation sont encore visibles. Vitrines brisées, dont le verre bleu constellant le trottoir par endroits craque sous mes pieds, trous dans la chaussée, graffitis, restes des feux d’artifice.

Une heure plus tard, lorsque nous sortons pour déjeuner, des nettoyeurs s’affairent déjà. Les vitrines sont remplacées. On passe le kärcher sur les murs. La ville efface, presque rituellement, la trace de la manifestation. Le quotidien reprend, comme si rien ne s’était passé. Voyant ce présent si récent déjà relégué au passé, je pense alors que transposer un récit au présent de narration revêt un sens particulier. Mon roman devra se faire l’écho des fracas, des inquiétudes d’aujourd’hui: désastre écologique, violence du capitalisme, violence de l’Etat, peur du chômage, fin de la classe ouvrière, etc.

L’explosion de la centrale nucléaire de Fessenheim n’est qu’un prétexte pour révéler ce que notre présent peut avoir d’apocalyptique. Le retravail avec les éditions de l’Olivier a consisté à renforcer cet aspect: Ostwald n’est pas un texte qui jouit de son caractère anticipatoire ou science-fictionnel, mais qui s’inscrit dans un geste réaliste, tout en prenant le biais du genre pour raconter notre époque, la façon dont nos imaginaires sont imprégnés par la certitude d’une catastrophe à venir.

Formuler une utopie. Dans mon travail d’écrivain, je tente de générer, puis de découper et de recomposer de la matière textuelle. Lorsque d’autres s’y mettent, le texte gagne en justesse. Les solutions trouvées ensemble, je n’y serais pas parvenu seul. L’ambition de mon projet, je ne suis parvenu à la tenir tout au long de l’écriture que grâce au regard des autres. Le travail éditorial a poursuivi le travail en mentorat. La différence essentielle est qu’avec Laurence Renouf, mon geste esthétique s’est radicalisé. Une relation comme celle entretenue avec mon éditrice est heureuse. Je voudrais partir de là pour formuler une utopie: celle d’une communauté occasionnelle qui se réunirait par le travail en commun sur un texte, celle du texte comme lieu d’une communauté possible.

Cette utopie, je la poursuis dans le collectif Hétérotrophes, formé avec d’anciens étudiants de l’Institut littéraire suisse: Arthur Brügger, Romain Buffat, Gaia Grandin, Pablo Jakob et Leïla Pellet. Nous discutons de nos textes, en débattons parfois vertement. Nos séances de travail collectif sont comme des réunions d’un comité d’action politique: un groupe de personnes cherche collégialement à construire une réponse cohérente au cours des choses, invente des modes d’action inédits, propose des idées neuves.

Le collectif s’est formé par amitié littéraire et cette amitié se fondait sur un désir commun de développer des méthodes qui rompent avec la solitude de l’écriture. Je crois que c’est à plusieurs que l’on peut penser ce que veut dire écrire aujourd’hui, dans le chaos qu’est notre présent. Il en va de notre capacité à penser, à rêver, à construire collectivement des possibles.

Écrire en dialoguant

Ecrire, une activité solitaire? Largement répandue dans l’imaginaire collectif, cette image ne correspond pas à la réalité: le travail littéraire s’élabore dans le cadre d’échanges avec d’autres (pairs, éditeurs) et le dialogue est une partie importante des processus d’écriture. Et depuis quelques années, le mentorat institué par les formations en écriture littéraire s’inscrit pleinement dans l’écriture contemporaine. Après avoir longtemps fait l’objet d’une omertà, ces processus dialogiques intéressent désormais un plus large public et ont fait l’objet du projet de recherche «Ecrire en dialoguant: le mentorat, une instance auctoriale» (2014-2018), lancé à l’Institut littéraire suisse de la Haute école des arts de Berne. Les chercheuses Marie Caffari, Johanne Mohs et Katrin Zimmermann ont exploré les situations de dialogue dans trois formations en création littéraire européennes, ainsi que dans des maisons d’édition en Allemagne. Elles ont également invité auteurs, éditeurs, mentors et universitaires à réfléchir aux pratiques dialogiques littéraires qui sont les leurs ou qu’ils observent dans le champ contemporain. Le n°27 de la revue A contrario rassemble ces réflexions. Avec notamment les contributions de Lionel Ruffel, Caroline Coutau, Claire Genoux, Sylvain Pattieu et Thomas Flahaut, dont un extrait du texte est repris ici. CO

«Ecrire en dialoguant», in A contrario, revue interdisciplinaire de sciences sociales, n°27, BSN Press, 2018.
www.cairn.info/revue-a-contrario.htm

* Auteur d’Ostwald, Editions de l’Olivier, 2017. Cet article est la version abrégée de la contribution de Thomas Flahaut à la revue A contrario n°27 (lire encadré).

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