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Asile: une décennie de remue-ménage

Au terme d’un processus complexe entamé quelque dix ans plus tôt, la nouvelle la loi sur l’asile entrera en vigueur au printemps 2019. Chargé d’information sur l’asile au Centre social protestant à Genève, Aldo Brina a suivi pas à pas la mise en place de la réforme. L’occasion d’en rappeler les grandes lignes dans une perspective critique.
Asile: une décennie de remue-ménage
Un requérant d’asile s’entretient avec une visiteuse du centre fédéral de Boudry (NE) dans le cadre d’une journée «portes ouvertes», le 1er septembre 2018. KEYSTONE
Suisse

Le 1er mars 2019 entrera en vigueur la nouvelle procédure d’asile, au terme d’une restructuration menée depuis 2010 par la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga et son administration. Un projet mastodonte, divisé en plusieurs volets législatifs, étendu sur différentes lois et ordonnances. En raison de sa complexité et de la durée du processus, peu de personnes ont gardé une vision d’ensemble, en dehors de quelques fonctionnaires et une poignée de spécialistes. En entrant dans ce labyrinthe, il s’agit de garder le fil d’Ariane: le but premier de la procédure d’asile est l’octroi d’une protection aux personnes en danger dans leur pays.1>Cf. «Recommandations pour la restructuration du domaine de l’asile: accent sur l’octroi de la protection», Commission fédérale des migrations, 2017.

Accélération des renvois

Dans le nouveau système, l’enregistrement de la demande et l’instruction du dossier se fait en 31 jours, grâce à la concentration en un seul lieu des acteurs-clés de la procédure d’asile (fonctionnaires, juristes, interprètes, etc.) et grâce à la mise en place d’une procédure dite «cadencée» qui se tient à un rythme soutenu, pour ne pas dire effréné. En contrepartie de l’accélération, chaque demandeur d’asile a droit à un conseil et à une représentation juridique, du moins jusqu’à ce
que tombe la décision de première instance.

Selon les projections du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), 60% des demandeurs d’asile feront l’objet d’une procédure dite accélérée et ne seront, dès lors, plus attribués à un canton. Les procédures accélérées sont prévues pour les cas jugés «clairs», qui ne nécessitent pas de mesures d’instruction approfondies. Elles aboutiront, dans la plupart des cas, à une décision négative. Le délai de recours est réduit de 30 à 7 jours. Ces personnes resteront sous le contrôle de la Confédération.

40% des demandes – les cas jugés les plus «complexes» – seront traitées en procédure dite étendue. Les requérants d’asile seront alors attribués à un canton, et la suite de la procédure se déroulera plus ou moins comme sous l’ancien droit. Le SEM se fixe un objectif de délai de traitement de ces demandes d’une année, mais il n’existe en réalité pas de délai contraignant. L’accélération pour ces cas, qui sont ceux les plus à même de conduire à une protection, n’est pas du tout garantie.

Des centres fédéraux d’«asile», vraiment?

La nouvelle procédure est actuellement testée au centre de Boudry, dans le canton de Neuchâtel. A l’occasion d’une journée «portes ouvertes», Mme Sommaruga annonce que 10% des procédures accélérées y débouchent sur une décision d’asile ou d’admission provisoire, et 90% sur des décisions négatives et des procédures de renvoi.2>«Le centre d’accueil des requérants de Boudry (NE) se présente au public», rts.ch, 1er septembre 2018. Partant, ce sont surtout les procédures de renvoi qui sont accélérées. Cette orientation regrettable correspond néanmoins à l’ordre de priorité de traitement des demandes que s’est fixé le SEM depuis des années.3>Cf. «Principes régissant le traitement des demandes d’asile», sem.admin.ch, consulté le 23 octobre 2018.

L’un des volets marquants de la restructuration, c’est la concentration des requérants d’asile pour une durée prolongée dans des centres fédéraux d’asile (CFA). Jusqu’ici, les demandeurs d’asile y restaient au maximum 90 jours. Cette durée sera portée à 140 jours. Ceux qui auront vu leur demande être traitée en procédure accélérée et être frappée d’une décision négative, le plus souvent en vertu de l’application du Règlement européen Dublin, ne connaîtront plus que ces structures.

Dans les centres fédéraux, la dimension sécuritaire prend le pas sur l’encadrement social. Il n’y est pas question d’accueil, mais de contrôle. Les requérants d’asile n’ont pas le droit de sortir en dehors d’heures précises et sont fouillés systématiquement à chaque fois qu’ils entrent. Leurs droits sont limités, tant en matière de liberté de circuler4>Cf. «Requérants d’asile dans l’espace public», Recommandations de la Commission fédérale contre le racisme, 2017., de vie privée et familiale, d’accès aux soins ou d’intégration sociale. Cet univers clôturé et surveillé n’est adapté ni aux mineurs ni aux personnes traumatisées, que l’on retrouve par définition en nombre dans la procédure d’asile.

Le canton de Genève sera au cœur de ce dispositif orienté vers l’exécution des renvois. 160 places de détention administrative ont été construites à la Brenaz II en prévision de la restructuration. Un projet complémentaire devrait en outre voir le jour au Grand-Saconnex, sur une parcelle jouxtant l’aéroport. Il sera composé de 50 autres places de détention administrative, de nouveaux bureaux pour quelque 300 collaborateurs de la police internationale (police chargée, entre autres missions, de l’exécution des renvois), d’un centre de coopération douanière, et d’un centre fédéral d’«asile» de 260 places. Ce gigantesque complexe n’est pas encore construit et fait l’objet d’une contestation grandissante.

Le rôle ambigu des représentants juridiques

La mise en place d’une protection juridique, aussi partielle soit-elle, a favorisé l’adhésion à la restructuration de l’asile d’une partie de la gauche et des œuvres d’entraide. La revendication historique des milieux de défense du droit d’asile a-t-elle enfin été entendue?

Présentant le dispositif, la conseillère fédérale souligne que la protection juridique améliore la qualité des décisions, qu’«on a moins de recours, ce qui montre que quand une décision a été prise, elle est comprise et acceptée»5>Le centre d’accueil des requérants de Boudry (NE) se présente au public, rts.ch, 1er septembre 2018.. On attendrait donc du représentant juridique qu’il aide l’administration à instruire les dossiers, à participer à la production d’une décision de meilleure qualité, et qu’il fasse accepter aux requérants d’asile les décisions négatives les concernant.

Cette conception est à mille lieues du rôle des représentants juridiques tels qu’ils travaillent depuis des décennies dans le domaine de l’asile. Les juristes des permanences existantes défendent les intérêts des demandeurs d’asile, sans se préoccuper de ceux de l’administration. En fait, cette orientation est contraire aux principes régissant le rôle des avocats dans tous les autres domaines du droit.6>Cf. «Protection juridique – Phase test: l’avocat pris en tenailles», Laurence Mizrahi et Camille Maulini, Vivre ensemble, 2014.

Et du point de vue des requérants d’asile eux-mêmes? Pour ceux-ci, qui ne connaissent pas nos procédures administratives et arrivent dans un centre fédéral comme sur une nouvelle planète, la distinction entre les fonctionnaires du SEM et les représentants juridiques sera-t-elle claire? Comprennent-ils que les uns sont là pour décider de leur sort et que les autres défendent leurs intérêts? C’est une question cruciale, tant, dans la procédure d’asile, les confidences intimes – tortures, mauvais traitements, violences sexuelles, orientation sexuelle ou conversion religieuse à haut risque – sont importantes et appellent à ce que s’établisse un lien de confiance entre le requérant d’asile et son mandataire. Un rapport d’évaluation mentionnait qu’«une minorité importante de requérants d’asile a ainsi évoqué le fait que les autorités et les représentants légaux travaillaient dans le même bâtiment et qu’ils se demandaient donc si ces derniers ne défendaient pas plutôt les intérêts de ces autorités»7>«Evaluation externe de la phase de test relative à la restructuration du domaine de l’asile, Mandat 4», CSDH, 2014..

Enfin, le rythme même de la procédure, accéléré à l’extrême, met en danger la protection juridique. Par définition, l’instruction d’une demande d’asile s’accommode mal de la précipitation, étant donné les enjeux en présence et la difficulté de faire la lumière sur des faits qui se sont déroulés à des milliers de kilomètres et qui touchent à la sphère intime des demandeurs d’asile. En juin 2018, l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés dénonce des dispositions qui «ne créent pas les conditions de base nécessaires à un déroulement des procédures équitable et conforme à l’Etat de droit»8>«Qualité de la protection juridique: définition insuffisante», OSAR, 2018..

Vers moins de protection juridique?

En procédure accélérée, les mandataires d’office peuvent refuser de faire recours s’ils estiment que les chances de succès sont nulles. Les requérants d’asile se retrouvent alors obligés de se tourner vers d’autres acteurs pour se faire aider. Ainsi la moitié des recours au centre test de Zurich est déposée non pas par le juriste nommé d’office, mais par des mandataires externes, c’est-à-dire par des associations financées par leurs propres moyens. Quant à la procédure étendue, la représentation juridique y est limitée à la procédure de première instance. Les recours ne sont pas couverts de façon systématique, alors même que les cas sont jugés plus complexes.

Ajoutons à ces limitations que l’activité d’une permanence juridique, au sens actuel du terme, ne se limite jamais à la procédure d’asile proprement dite. Les personnes en demande d’asile ont de nombreux problèmes juridiques ou sociaux qui nécessitent un conseil: inclusion d’un conjoint dans un statut, regroupement familial, réexamen suite à la survenue d’un fait nouveau, transformation de permis, changement de canton, demandes de visas humanitaires, problème d’hébergement ou d’assistance, etc. Aucune de ces démarches n’est couverte par la protection juridique subventionnée.

Avec l’avènement de la restructuration, il a pourtant été annoncé haut et fort que chaque requérant d’asile aurait désormais droit à un représentant juridique (voire même à un «avocat», selon la propagande de l’UDC). C’est dans ce contexte que les permanences juridiques traditionnelles vont devoir continuer à trouver des financements indépendants, avec le risque de perdre en légitimité auprès de leurs soutiens, puisqu’existera désormais un système subventionné par l’Etat. Paradoxalement, il y a un risque que la mise en place d’une protection juridique subventionnée aboutisse globalement à moins de protection juridique.

Malgré l’introduction d’une protection juridique, la répartition des taux entre différentes décisions – négatives, admission provisoire ou asile – ne semble pas devoir changer avec la restructuration. L’asile ne sera octroyé ni plus souvent, ni plus rapidement que jusqu’ici. La protection de personnes en danger, qui devrait constituer le cœur de notre politique d’asile, ne sera pas améliorée. On serait tenté de défier Mme Sommaruga de nous prouver le contraire, elle dont le remue-ménage aura surtout eu pour but de viser une diminution des coûts et de rendre notre pays moins attractif par l’accélération des renvois… mais étant donné les remaniements en vue au Conseil fédéral, la ministre socialiste sera-t-elle encore à la tête du DFJP dans quelques mois pour assurer le service après-vente?

Notes[+]

Aldo Brina est chargé d’information sur l’asile au Centre social protestant, Genève.

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