Agora

Un choix qui interpelle les spécialistes en histoire des religions

Le Comité de la Société d’histoire des religions de Genève déplore l’abandon de l’enseignement des «grands textes» par le Département de l’instruction publique, sans consultation préalable avec des experts.
Genève

La religion est aujourd’hui omniprésente. On lui attribue un rôle clé dans de nombreux conflits; elle s’affirme dans les discours politiques, pèse sur nombre de débats de société, participe à la construction des identités, de nos manières de percevoir l’histoire, la culture, la société. Et de fait, qu’on le veuille ou non, elle s’invite à l’école. La religion est une question à laquelle les enfants sont exposés en permanence. On ne peut pas simplement l’ignorer. L’école laïque doit, d’une manière ou d’une autre, aborder cette question, et permettre aux élèves de mieux comprendre les enjeux qui y sont liés.

Telle était déjà la conclusion à laquelle parvenait le Département de l’instruction publique (DIP) genevois, qui introduisait à la rentrée 2011 un enseignement portant sur les «grands textes», développé en concertation entre des professeurs d’histoire et des enseignants et chercheurs universitaires spécialisés en histoire des religions. Les brochures accompagnant cet enseignement ne donnaient pas de place privilégiée aux «grandes religions», en s’ouvrant davantage à l’altérité, à la diversité des réponses humaines aux grandes questions existentielles, dans le but de permettre aux élèves de «découvrir des cultures et des modes de pensée différents à travers l’espace et le temps». De manière assumée il s’agissait de ne pas réduire cet enseignement à un simple catéchisme pluriel ou à un discours interreligieux.

L’enseignement des «grands textes», donc, ne prenait pas la forme d’un enseignement spécifique en matière de religions, mais cherchait à inscrire la religion dans un questionnement plus général sur la constitution de la société, de la culture, de l’être humain. Dans une telle perspective, la religion n’apparaissait pas comme un phénomène isolé, privilégié, mais davantage comme un mode particulier d’interaction humaine.

Sept ans plus tard, le DIP change de cap. Exit les «grands textes», remplacés par un enseignement recentré sur «les religions», présentées comme autant de «faits» évidents, dont chaque élève devrait mémoriser les rudiments. Des «faits religieux» que l’on pourra ainsi classer, distinguer, identifier, et au besoin, hiérarchiser. Ce choix ne manque pas d’interpeller les spécialistes en histoire des religions, consultés au dernier moment.

Il est important de rappeler que derrière tout enseignement scolaire il y a une discipline de référence, un «savoir savant», qui se construit (et se renouvelle) à l’université. En amont des cours de «sciences de la nature», il y a la biologie, la physique, la chimie. L’université de Genève forme des historiens des religions professionnels, dont la spécificité est de réfléchir de manière scientifique, critique, sur ces questions. A notre sens, ce n’est qu’en adoptant l’histoire des religions comme discipline académique de référence qu’un enseignement au niveau scolaire sur la religion peut s’affranchir de toute dimension apologétique, théologique, ou identitaire, consciente ou inconsciente, et ainsi trouver sa place dans un canton et une école laïques.

L’histoire des religions, telle qu’elle s’enseigne à l’université de Genève, ne vise pas à étudier les «religions» comme des ensembles disjoints les uns des autres, des contenants mutuellement incompatibles, comme des bocaux sur une étagère, s’offrant à l’observation dans leur curieuse diversité, ou dans leurs non moins curieuses conformités. Il ne s’agit pas seulement de décrire le christianisme, le judaïsme, l’islam, etc., d’en retracer la genèse, le développement et la nature. L’objet de l’histoire des religions, ce sont des interactions humaines d’un type particulier, qui font intervenir des objets, des pratiques, des récits dotés d’une autorité particulière que leur confèrent les dieux, les ancêtres, les esprits ou autres forces plus impersonnelles, comme le destin ou encore le marché et sa «main invisible».

Pour le spécialiste en histoire des religions, la «religion» ne saurait être réduite à un (ou des) «fait(s)» que l’on pourrait aisément circonscrire mais elle est un mode d’action, qui s’exprime dans l’histoire. Faisant le postulat de la généralité de ce type d’interactions, le spécialiste adopte une perspective comparatiste, agnostique et critique.

Les soussignés sont surpris par le choix du DIP d’abandonner les «grands textes», qui allaient dans ce sens, sans consultation préalable avec des experts. Il nous semble en effet qu’un enseignement portant sur un tel sujet, à la fois délicat, politiquement chargé, et touchant à la conscience de chacun, doit se construire non pas sur la base de la sagesse des nations, mais en concertation entre politiciens, pédagogues et spécialistes universitaires.

* Daniel Barbu (CNRS) et Nicolas Meylan (universités de Genève et Lausanne) sont respectivement trésorier et président du Comité de la Société d’histoire des religions de Genève (www.shr-ge.ch)

Opinions Agora Daniel Barbu Nicolas Meylan Genève

Autour de l'article

Connexion