Contrechamp

Porteous occupé : réfléchir sur Genève

Destinée à devenir un lieu de réinsertion pour détenus, l’ancienne station d’épuration d’Aïre, à Vernier, a été ­occupée fin août par des membres du collectif «Prenons la Ville». Le projet de centre culturel autogéré porté par ses résidants a relancé le débat sur la réaffectation du site. Pour Victor Santos Rodriguez, la portée de la controverse va plus loin: Porteous pose la question du modèle d’espace urbain dans lequel notre société souhaite vivre.
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Le Porteous, ancienne station de traitement des boues d’épuration, surplombe un méandre du Rhône. DPR
Enjeu

Petit, je vivais à la rue Leschot, à Plainpalais. Je me souviens encore du sentiment de peur qui s’emparait de moi chaque fois que je croisais les squatteurs du coin de la rue. «Attention, ne t’approche pas d’eux, ce sont des drogués et des voyous»; «ils sont sales et peuvent te refiler des maladies»; «ils ne savent pas vivre avec nous, en société, et sèment le désordre», me répétait-on à l’envi. Et comment aurait-il pu en être autrement à la vue de ces cuirs cloutés, ces crêtes colorées et ces pantalons paramilitaires «crados» aperçus au détour de la rue Jean-Violette ou encore vers la Tour sur le chemin de l’école? Le cortège de représentations néfastes qui circulaient autour de la figure du squatteur se voyait alors conforter dans mon jeune imaginaire par la rencontre avec cette différence radicale, profondément dérangeante. Après tout, la corne rouge vif du Rhino n’indiquait-elle pas qu’ici se trouvait l’antichambre de l’enfer?

Evidemment, je confondais tout. J’épousais une image stéréotypée qui ne correspondait guère à la réalité d’un groupe sociologiquement hétérogène, tant dans les motivations (démarche idéologique, nécessité économique, absence de permis de séjour valable, volonté de rupture familiale, etc.) que dans les modes de vie, les pratiques quotidiennes et – plus accessoirement – les styles vestimentaires (oui, oui, il y a aussi des squatteurs «petits-bourgeois»). Loin d’être un phénomène marginal (entendez: fait exclusivement de «marginaux»), le mouvement squat était alors massif à Genève avec, selon certaines estimations, pas moins de 160 lieux occupés dans les années nonante. «La cité de Calvin, capitale européenne du squat» (même le plus sensationnaliste des Bernard de La Villardière n’aurait pas pu imaginer mieux) – qui l’eut cru? Depuis, la scène squat genevoise n’a cessé de s’appauvrir, se réduisant comme peau de chagrin sous l’effet des politiques répressives mises en place par les autorités du canton.

Le fait de squatter questionne notre ordre social basé sur le droit de propriété

La vie dans les squats, bien sûr, n’était pas toute rose. La toxicomanie, l’alcoolisme, la malnutrition, la transmission de maladies infectieuses, la marginalisation ou encore les conduites violentes ont bel et bien existé dans certains lieux, de manière ponctuelle ou plus récurrente. Il convient néanmoins de noter que les causes et les effets s’entremêlent ici. Autrement dit, il serait pour le moins discutable d’affirmer que le squat était lui-même à l’origine de tels maux quand, en réalité, il ne se muait souvent qu’en réceptacle de la misère humaine que produit, rappelons-le, notre société dans sa globalité. Surtout, ces côtés sombres ne sauraient point masquer ce que la culture squat a apporté à la ville et à ses habitant-e-s. Pour beaucoup de jeunes (et moins jeunes), écrasés sous le poids de normes sociales rigides et enserrés dans des stricts corsets familiaux, en situation de mal-être identitaire, dépourvus de projet d’avenir aux contours bien définis, la vie en squat a représenté une formidable respiration – un espace de liberté, de résistance et d’expérimentation où le croisement des subjectivités permettait, paradoxalement, de mieux aller à la rencontre de soi. Pour celles et ceux (nombreux) qui fréquentaient les squats sans y vivre pour autant, ces lieux de socialisation et de synergies créatives – bars, théâtres, salles de concert, espaces de réflexion, etc. – ont composé une offre sociale et culturelle bon marché qui n’aurait pas pu naître dans des cadres institutionnels plus policés. Goulet, CG, Artamis, Rhino, Garage, Galerie marchande, Brigitte, Escobar… A mesure que le réseau de squats genevois s’effritait, ce sont donc ces manières de voir, faire, expérimenter, créer, être qui ont graduellement disparu et, avec elles, des potentialités émancipatrices pour toute une jeunesse qui étouffe aujourd’hui.

Porteous, un défi adressé à l’ensemble de notre société

Au regard de ces externalités positives, comment se fait-il que les squat(teur)s jouissent d’une si mauvaise réputation dans notre système de représentations collectives? Pour le formuler différemment: pourquoi les autorités abordent-elles cette question suivant un prisme sécuritaire, faisant usage d’instruments coercitifs pour y faire face? Si le squat suscite autant d’aversion de la part de l’Etat et de la population que ce dernier contrôle, c’est parce que le fait même de squatter est une pratique de nature à questionner fondamentalement notre ordre social (libéral-capitaliste) basé sur le droit de propriété. Il ne s’agit pas de faire ici le procès de la propriété en tant qu’institution sociale (tout un débat politico-philosophique en soi), mais plutôt de dire qu’elle ne devrait jamais s’ériger au rang de dogme absolu. En d’autres termes, l’intérêt de préserver la propriété – individuelle ou institutionnelle – doit être évaluée en considération des circonstances particulières et du droit non moins essentiel des citoyen-ne-s à l’espace urbain. Très concrètement, il est tout à fait aberrant que de larges espaces soient laissés vacants durant des périodes prolongées alors que la ville manque cruellement de logements à prix abordables et de lieux de culture dite «alternative». Dans ces cas, la valeur d’usage de l’espace doit prévaloir. Ce qui est illégal n’est pas toujours illégitime.

Depuis le samedi 25 août, le collectif «Prenons la ville» occupe Porteous, une ancienne station d’épuration laissée à l’abandon durant de nombreuses années, et dont le canton a décidé de faire une institution pénitentiaire où des détenus en phase de réinsertion seront logés. A ce dessein carcéral, les occupants opposent un projet de centre socioculturel autogéré, accessible à tou-te-s, et souhaitent entrer en dialogue avec les autorités cantonales. Cette bataille a valeur de symbole, et nous serions mal inspirés d’en circonscrire la portée à un élan contestataire d’une poignée de «gauchos radicaux». Bien au-delà de l’enjeu étroit de sa future réaffectation, Porteous est un défi adressé à l’ensemble de notre société en ce qu’il pose la question plus large du type de milieu urbain dans lequel nous désirons vivre. Souhaitons-nous promouvoir un modèle de ville où l’agencement de l’espace est ouvert et inclusif, ou déciderons-nous de vivre sous l’empire du tout privatisé et sécuritaire? Quel paradigme est le mieux à même de protéger les territoires urbains de la criminalité, celui de la culture ou de la prison? L’image de cette majestueuse structure surplombant un Rhône sauvage est une invitation à prendre de la hauteur en tant que société et retravailler ensemble nos imaginaires collectifs.

Porteous occupé : réfléchir sur Genève
ERIC ROSET

* Assistant-doctorant à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), président de l’association Jet d’encre.
Une version référencée de ce texte (reliée à une riche documentation) est à retrouver sur la plateforme Jet d’Encre, www.jetdencre.ch/porteous-occupe-loccasion-de-reflechir-sur-geneve

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Nouveau squat culturel

lundi 27 août 2018 Eric Lecoultre
Porteous, une ancienne station d’épuration au bord du Rhône destinée à devenir un centre carcéral, est occupée depuis samedi soir par le collectif Prenons La Ville.  

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