Chroniques

Représenter la Grève

Chroniques aventines

Olten s’apprête à devenir, du 16 au 25 août 2018, l’épicentre d’une action théâtrale assez unique. Sous le titre 1918.CH1>L’auteur de ces lignes a œuvré en tant que conseiller dramaturgique à la conception de ce spectacle. se prépare un spectacle commémorant la Grève générale un siècle après les faits.

Paradoxalement, la Grève de 1918 constitue à la fois le plus grand mouvement social qui ait animé notre pays et un événement méconnu. Son interprétation est malaisée: quel que soit leur «camp», les contemporains de la Grève ont livré des points de vue ambivalents que le temps n’a pas encore fait décanter.
La Grève était-elle pensée comme le creuset d’une révolution (dans le sillage des bouleversements de Petrograd, Berlin et Munich), ou s’agissait-il d’une protestation limitée dans le temps face à la pénurie de biens de première nécessité, à l’inflation et à l’explosion des inégalités? Le mouvement a-t-il été fomenté par des agents étrangers, «bolcheviques»? Le comité d’Olten a-t-il été débordé par des radicaux zurichois au risque de basculer dans la guerre civile? Les revendications du comité d’Olten reflètent-elles exactement les mobiles des travailleuses et des travailleurs en lutte? La mobilisation et la Grève ont-elles aggravé la diffusion de la grippe espagnole qui sévissait alors? Arrêtée après moins d’une semaine, la Grève, enfin, fut-elle un échec? A-t-elle été au contraire porteuse de progrès économiques, sociaux et politiques (réduction du temps de travail, augmentation des salaires, développement de conventions collectives, réforme du système électoral…, sans parler de ses échos plus lointains dans le siècle: AVS, suffrage féminin, etc.)?

Un tel mouvement pose des questions plus principielles encore:
1. La question des outils de la citoyenneté: en quoi une grève générale est-elle un moyen de lutte non seulement économique, mais également politique? Le vote et l’élection sont-ils les seules modalités légitimes de la transformation sociale? Les divergences entre les leaders syndicaux, politiques, et les ouvriers de la base n’interrogent-elles pas les limites de l’idée de représentation?
2. La question sociale: divergences d’intérêts ou culturelles, comment expliquer l’absence assez générale de solidarité entre les travailleurs des villes et ceux des campagnes?
3. Le caractère idéologique de l’appareil d’Etat: instruments formels de l’intérêt général du pays, la justice et l’armée se sont retournées contre la classe ouvrière. L’Etat serait-il un Etat de classe?
4. La question de l’abstraction de la Suisse: le conflit de 14-18 a révélé des tensions entre les sympathies respectives des latins et celle des alémaniques; l’origine de ces tensions tient-elle à des causes politiques ou culturelles? L’appartenance de classe importe-t-elle plus que la nationalité? A quoi tient la Suisse?

Sans avoir la prétention de trancher tous ces débats, mais en s’appuyant sur les conseils d’historien.ne.s contemporain.e.es majeur.e.s, 1918.CH nous introduit dans la chair de l’histoire, donnant de ce moment de crise une image complexe et originale, saisissant sur le vif colères, espoirs et doutes.
Par-delà la sévérité de l’époque et le sacrifice qu’elle représente, l’attention à la réalité sensible de la Grève révèle combien la lutte est une ivresse. Debout, nuque et poing levés, le prolétariat a connu quelques jours de fraternité, de joie – nourrie par la vision d’une émancipation possible, mais empreinte aussi de gravité.

Fidèle aux courants les plus avancés de l’historiographie, 1918.CH s’est penché sur le sort, les émotions et l’action des anonymes, sur le maelstrom des faits et des représentations plutôt que sur le discours des figures les plus célèbres.
L’année 1918 a été marquée par des troubles sociaux et révolutionnaires à l’échelle internationale, mais ce qui advint en Suisse demeure singulier. De tels événements, rares, tragiques par certains aspects, nous permettent d’appréhender l’identité de notre pays.
Ce spectacle a conduit l’équipe entourant Liliana Heimberg à tenter de fédérer un mouvement national dépassant les clivages culturels, linguistiques et sociaux, mais aussi la hiérarchie entre professionnel.le.s et amateur.e.s, entre histoire et dramaturgie, ou encore les frontières disciplinaires entre théâtre, musique et danse.

Fait dramaturgique – voire politique – intéressant, enfin, ce spectacle délaisse la notion d’Auteur: cheville ouvrière du projet, Liliana Heimberg, a partagé la mise en scène avec une vingtaine de cercles constitués dans les quatre régions de Suisse pour faire advenir une forme collective – riche de ses discontinuités et de ses contradictions, mais aussi d’un élan véritablement pluriel.

Notes[+]

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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