Contrechamp

La double peine des migrantes

Alors que, dans les trams genevois, des spots incitent victimes, auteur-e-s et témoins à agir face aux violences conjugales, des femmes migrantes hésitent à quitter leur conjoint violent par peur du renvoi. Les professionnelles de l’accompagnement des victimes dénoncent «une violence institutionnelle, ou étatique, qui s’ajoute aux violences conjugales».
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«Actuellement, il n’y a rien dans la loi qui permette de donner un permis à une personne sans statut légal au seul motif qu’elle est victime de violences conjugales», selon une juriste de l’Office cantonal de la population, à Genève. Photo prétexte /KEYSTONE
Violences conjugales

Elira1>Prénom d’emprunt. est Kosovare. En 2012, elle rejoint en Suisse son époux, détenteur d’un permis d’établissement (permis C), et accouche bientôt d’une petite fille. Maltraitée et battue par son mari, elle s’enfuit deux ans plus tard, après un épisode particulièrement violent lors duquel elle a perdu connaissance. Problème: en quittant son mari, elle perd normalement son droit au séjour en Suisse, puisque celui-ci lui a été accordé au titre du regroupement familial.

Une base légale a bien été introduite pour remédier à cela: l’article 50 de la Loi fédérale sur les étrangers prévoit que le permis puisse être renouvelé malgré une séparation en cas de «raisons personnelles majeures», dont les violences conjugales. Elira, dont le cas est relaté par l’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers, fait donc une demande sur cette base. Malgré des rapports de médecins, de la police et du centre LAVI qui attestent des violences subies, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) prononce son renvoi de Suisse. Bien qu’Elira dénonce des violences subies dès le début du mariage, le SEM estime que leur caractère systématique n’est pas prouvé, seul le dernier épisode violent étant documenté.
Elira finira par obtenir un permis. Mais la procédure aura nécessité trois ans d’attente, l’aide d’un professionnel de la Fraternité [service du Centre social protestant – Vaud destiné aux migrant-e-s], une lettre de son ex-conjoint admettant les violences conjugales, et la condamnation pénale de celui-ci.
Dans les associations d’aide aux victimes, le constat est unanime: si la loi prévoit bien la possibilité de ne pas renvoyer une femme qui se sépare de son conjoint violent, les obstacles dans la pratique sont fréquemment au rendez-vous.

Se pose d’abord le problème de prouver non seulement les violences, mais aussi leur ampleur et leur caractère systématique: «Les violences doivent être d’une certaine intensité et constance, au point que la continuation de la relation de couple ne puisse plus être exigée de la victime», explique le SEM en se référant à la jurisprudence des tribunaux fédéraux. «Il faut qu’il y ait de solides indices», précise-t-il en mettant en avant «le risque que certaines personnes invoquent abusivement des violences conjugales pour tenter de conserver leur statut et éviter un renvoi».

L’histoire d’Elira illustre à quel point cela peut s’avérer complexe. D’autant plus que, vécues dans l’intimité, les violences conjugales ne laissent pas forcément de marques visibles, a fortiori lorsqu’elles sont psychologiques, économiques ou sexuelles. «Ce sont souvent des années de lutte», souligne Chloé Maire, qui défend juridiquement des migrant-e-s à la Fraternité du CSP Vaud, à Lausanne. «On doit régulièrement faire des recours pour des cas avérés, pour lesquels il y a pourtant toutes les preuves qu’il faut.»

Certaines particularités des violences conjugales jouent aussi en défaveur des victimes, comme l’alternance de phases de «lune de miel» et de violences. Il est fréquent que la victime, ambivalente, retourne temporairement auprès du conjoint violent, ou suspende sa plainte, explique Corinne Lequint Akérib, de l’Association d’aide aux victimes de violences en couple, AVVEC, à Genève. Or, ces allers-retours sont interprétés par les autorités en charge de la migration comme le signe que «ce n’était pas si grave», relate Chloé Maire.

Des obstacles dissuasifs

Au final, les trois associations interrogées n’ont elles-mêmes que peu ou pas connu de victimes réellement renvoyées. «Ce qu’on n’arrive pas à évaluer, c’est combien sont renvoyées faute d’avoir eu accès à une aide adéquate, notamment dans des cantons où le réseau est moins développé que sur Vaud et Genève», relève Eva Kiss, du Centre de contact Suisses-immigrés (CCSI) à Genève.

Et même lorsque la procédure ne se solde pas par un renvoi, les embûches sur le chemin du renouvellement du permis de séjour ne sont pas sans effets. Première conséquence: les femmes migrantes hésitent d’autant plus à quitter leur conjoint violent, ou retournent auprès de lui. «Elles attendent beaucoup plus avant de consulter», note Corinne Lequint Akérib. Chloé Maire, elle, relate l’histoire d’une femme marocaine mariée à un Suisse qui a paniqué en recevant une lettre du SEM annonçant son intention de refuser sa demande. «Elle est retournée auprès de son mari, qui a alors envoyé deux personnes l’attaquer avec un bâton. Elle est revenue couverte de bleus.»

Ces incertitudes affectent d’autant plus les victimes qu’elles font écho à un chantage au permis – «si tu me quittes, tu seras renvoyée et tu ne verras plus les enfants» – exercé par le conjoint «quasiment systématiquement», observent les trois professionnelles.

Autre sujet de discorde, la durée des procédures. Lorsqu’un recours est déposé, l’attente peut s’étendre sur plusieurs années. Une durée liée à la difficulté d’apprécier les éléments de ces dossiers, précise le SEM. «Cette lenteur complique beaucoup le processus thérapeutique, la possibilité d’aller de l’avant, de se reconstruire», déplore Chloé Maire.

Un message de prévention brouillé

Des actes comme trouver un emploi ou un logement avec un permis échu relèvent du parcours du combattant. «Je suis des femmes qui attendent le renouvellement de leur permis depuis quatre ans», raconte Corinne Lequint Akérib. «Et après, on leur reproche de ne pas être intégrées – mais personne ne veut les engager avec cette feuille qui dit que leur permis est en réexamen! Ce sont des vies gâchées, et cette incertitude aggrave leur état psychologique.»

Prises entre un mari violent et la menace du renvoi, les migrantes subissent-elles une double peine? C’est en tout cas l’avis des trois professionnelles de l’accompagnement des victimes, unanimes à dénoncer «une violence institutionnelle, ou étatique, qui s’ajoute aux violences conjugales.»

Corinne Lequint Akérib relève également le message ambivalent envoyé: «Dire que le renouvellement du permis dépend de l’intensité des violences, ça voudrait dire que certaines violences seraient tolérables!» D’où sa dénonciation d’un «double discours» tenu par la société, qui reproche à ces femmes de ne pas dénoncer les violences si elles restent avec leur conjoint, mais remet en cause leur permis de séjour si elles se séparent. «On fait le jeu des auteurs de violences et on rentre exactement dans le même chantage qu’eux», s’insurge cette travailleuse sociale qui lutte contre les violences conjugales depuis 26 ans.

Pour les personnes sans-papiers, le dilemme entre subir les violences ou risquer le renvoi est encore plus tangible, faute de protection légale. Appeler la police ou déposer une plainte les expose à un signalement à l’autorité cantonale de la population. Une démarche qui ouvre la voie à une procédure de renvoi, confirme Sophie Horner, juriste à l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM) à Genève, à moins que la personne ne fasse une demande de régularisation et en remplisse toutes les conditions: «Actuellement, il n’y a rien dans la loi qui permette de donner un permis à une personne sans statut légal au seul motif qu’elle est victime de violences conjugales.» Les violences conjugales sont certes un élément pris en considération lors d’une demande de régularisation, mais la personne doit démontrer qu’elle remplit les autres critères, liés à la durée du séjour, l’intégration, etc.

A Genève, un protocole permet depuis 2013 aux victimes sans statut légal de faire évaluer anonymement leur dossier, «pour savoir si ça vaut la peine de prendre le risque ou pas», explique Colette Fry, directrice du Bureau de prévention des violences domestiques à Genève. A ce jour, l’OCPM n’a reçu aucune demande par ce biais. Les personnes dans cette situation existent pourtant, atteste l’association AVVEC, qui en reçoit régulièrement sans pouvoir fournir de chiffres.

Le Conseil d’Etat genevois lui-même reconnaît l’existence d’une faille: «Aucune assurance ne peut être donnée par les autorités genevoises quant à la possibilité de demeurer en Suisse, ce qui a pour effet de dissuader les victimes de porter plainte. Cette situation, qui permet aux auteurs d’actes de violence de faire pression sur leurs victimes tout en échappant à la justice, n’est pas acceptable», écrivait-il en juin 2017 dans sa réponse à une motion du Grand Conseil. Colmater cette faille impliquerait toutefois une modification de la Loi fédérale sur les étrangers, du ressort du Parlement fédéral.

Une réalité non chiffrée

Le cas d’Elira n’est pas unique en son genre. Impossible toutefois de chiffrer le nombre de personnes concernées. A Genève, par exemple, les statistiques du Bureau de prévention des violences domestiques ne relèvent ni l’origine ni le statut des victimes prises en charge, et l’Office cantonal de la population et des migrations, chargé d’un premier examen des demandes de renouvellement du permis de séjour, ne tient pas de recensement.

Seul le SEM, qui examine les demandes ayant reçu un préavis favorable du canton de résidence, articule un chiffre. En 2017, il a reçu 234 demandes sur la base de violences conjugales, tous permis confondus, et en a accepté 209. Mais ce chiffre ne serait pas exhaustif, nombre de victimes obtenant finalement un permis pour d’autres motifs que les violences conjugales, et d’autres étant renvoyées directement par le canton, sans que leur dossier ne soit transmis au SEM. CGJ

Notes[+]

Article paru dans Magazine Amnesty, n° 93, juin 2018, www.amnesty.ch

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