Migrations: l’indigne débandade européenne
La transhumance a commencé: un flot de vacanciers déferle vers le Sud. Mieux vaut ne pas se tromper de sens: dans celui-ci on est confortablement installé dans une position respectable de gens qui peuvent tout se permettre; dans l’autre, on est des illégaux, des clandestins, transis, meurtris, terrifiés. Or il se trouve que de plus en plus de contrées voient avec colère les hordes de touristes envahir leurs plages, leurs bourgs, leurs campagnes. Si elles le leur faisaient savoir avec la brutalité que nos pays utilisent pour chasser les migrants, cela pourrait peut-être réveiller les consciences?
L’Europe nous a récemment infligé le spectacle de la plus désolante débandade et des plus piteux marchandages que la «crise migratoire» a suscités jusqu’ici. Moins les requérants d’asile sont nombreux, plus les clameurs, les invectives, les vaines promesses ou les combines louches des gouvernements remplissent l’espace médiatique. Ils s’entendent néanmoins sur un point: il faut regrouper les migrants dans des centres, et de préférence en des lieux moins dommageables que nos précieux pays. Ils appellent cela des «hotspots», terme commode pour masquer qu’il s’agit de camps, donc d’un espace où sont concentrées des personnes, ce qu’on appelle communément «camp de concentration». «Non!», protestent les ministres européens: il ne s’agit pas de lieux de détention, ni de rétention, ni de retenue et pas non plus de centres fermés. Alors quoi? «Des lieux dont les migrants ne pourront pas sortir», lâche la ministre française des Affaires européennes. Un autre champion de la langue de bois, député de la République en marche, lui emboîte le pas: il invoque «nos valeurs» tout en approuvant cette politique d’enfermement. C’est le paroxysme du cynisme ou de l’opportunisme politique. Le plus dérangeant, c’est que tous font mine d’inventer quelque chose de nouveau, comme si des milliards n’avaient jamais été honteusement versés à la Turquie en 2016, à la Libye l’année dernière, pour qu’elles retiennent les indésirables; comme s’ils ignoraient tout des traitements odieux réservés à ceux que les garde-côtes vont repêcher en mer; comme s’ils n’avaient pas compris que les accords passés avec l’Algérie se traduiraient par des déportations meurtrières à la frontière nigérienne, en plein Sahara (lequel, on en parle peu, tue deux fois plus que la Méditerranée).
L’image de cette Europe qui s’agite dans tous les sens pour juguler un péril imaginaire qu’elle aurait la capacité de maîtriser, qui se calfeutre dans ses frontières intérieures, qui se ratatine sur ses peurs, qui s’empresse d’abandonner à des mains criminelles un potentiel humain dont elle aurait pourtant bien besoin, qui renie ses valeurs pour préserver une prospérité fondée sur l’injustice, cette image me révolte. Dire qu’en octobre 2013, le gouvernement italien avait décrété un deuil national pour un naufrage particulièrement dramatique: drapeaux en berne, recueillement dans toutes les églises de la péninsule, chefs d’Etat européens effondrés devant les trois cents cercueils alignés dans un hangar à Lampedusa. «Plus jamais ça!», proclamaient-ils devant les caméras. Etait-ce une autre époque ou juste la première danse au bal des hypocrites?
«Rien ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la première guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits» écrivait Stefan Zweig en 1942 dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. «Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait». Pendant des années, la Suisse accueillit de nombreux réfugiés, opposants, déserteurs, réfractaires, évadés, sans la moindre législation sur l’asile. La première loi entra en vigueur en 1981. Elle a subi depuis lors pas moins de sept révisions qui eurent pour effet, comme dans le reste de l’Europe, d’accumuler les restrictions, les durcissements, les obstacles, les contraintes, les refus, les renvois, jusqu’à ne plus faire du droit d’asile que ce résidu rabougri, rongé jusqu’à l’os, dépouillé de chair et d’humanisme.
Dans l’esprit de nos dirigeants bourgeois, tout allait bien quand ceux qui cherchaient refuge chez nous étaient des antiroyalistes, des révolutionnaires bien nés ou des anticommunistes, et quand ceux qui partaient vers les Amériques ou les colonies étaient nos pauvres, nos cas sociaux, nos aventuriers. Au fond, ce n’est pas très différent aujourd’hui: les potentats du Sud, choyés par les puissants, demandent l’asile à nos banques et se débarrassent de leur jeunesse désœuvrée et désenchantée en les envoyant à l’assaut de la forteresse. Et si toutes ces manœuvres indignes n’étaient que le énième épisode de la chasse aux pauvres?
Anne-Catherine Menétrey-Savary est ancienne conseillère nationale. Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, avril 2018.