Accident de poussette
La déférence d’un média à l’égard du pouvoir ne se jauge pas seulement aux professions de foi et aux cajoleries. Mais aussi au désir d’approcher le maître en courtisant ses confidents et ses cochers. Le 15 juin dernier, Nicolas Demorand invite pour le «grand entretien» matinal de France Inter un personnage inconnu du grand public mais réputé proche de M. Emmanuel Macron: Mathieu Laine. «Vous, dont on dit que vous parlez tous les jours ou, en tout cas, échangez avec le président de la République», grésille l’animateur. «Vous qui le connaissez si bien.»
Essayiste, pourfendeur de «l’Etat-nounou», préfacier d’un recueil de discours de Margaret Thatcher, chroniqueur compulsif (L’Opinion, Le Figaro, Les échos, Challenges, Le Point – qui tous louangent ses livres), Laine a fondé en 2007 Altermind, «une société de conseil innovante mettant la puissance académique au soutien des dirigeants». Objectif: vendre à des patrons les services d’experts «diplômés des meilleurs écoles en France (HEC, Ecole polytechnique, Ecole normale supérieure […]) et dans le monde». A en croire le site de l’entreprise, ce mercenariat intellectuel séduit Amazon, le groupe Bolloré, Europe 1, Microsoft, Publicis, etc. Mais la prospérité d’un tel commerce découle d’une source volatile: la notoriété. Pour que les dirigeants recourent à ses services, Laine doit les convaincre de son importance, de son influence. A cet égard, intervenir au titre de conseiller du prince dans le journal radiophonique le plus écouté de France revient à bénéficier de vingt minutes de publicité gratuite (habituellement facturée 10 000 euros les trente secondes pendant cette tranche horaire) – la station publique lui en avait déjà offert huit le 9 mars dernier au micro d’Ali Baddou.
Le «grand entretien» débute sans encombre, l’invité débobinant avec assurance son argumentaire contre l’Etat social: «Prendre de l’argent à des gens et le redistribuer à d’autres, ça ne marche pas.» Mais, alors qu’une prudence instinctive le retenait jusque-là d’entrer dans les détails, Laine dévoile soudain la vision du monde idéal qu’il partage avec le président de la République: «Vous donnez un coup de main sur un déménagement, vous donnez un petit cours, vous accompagnez une personne âgée, eh bien, de zéro à 500 euros par mois, vous n’aurez ni taxes ni impôts. C’est pour vous! C’est dans votre poche!», plaide-t-il en plongeant un regard extatique dans la moquette du studio, avant de planter le clou de sa démonstration: «Vous avez un vélo, ou une poussette. Acheter une poussette, ça coûte cher! [Il grimace de douleur.] Et, entre deux enfants, eh bien vous ne savez pas quoi en faire. Louez-la. Louez-la! Et le revenu que vous allez obtenir, c’est que pour vous!» [Expression de profonde satisfaction.] Un «pognon de dingue» en perspective…
Pendant que des auditeurs consternés ou furieux assiègent le standard, Laine enchaîne et défend la nécessité de réduire les impôts des plus fortunés – ses clients –, qui sinon trouveront la paix fiscale sous des cieux plus cléments. «On vit dans une société ouverte. Une société ouverte dans laquelle les gens franchissent des frontières pour trouver une sécurité. Et je vais faire une comparaison – comparaison n’est pas raison – mais les migrants franchissent des frontières pour chercher une sécurité.» Des intellectuels qui louent leurs cerveaux, des pauvres leurs poussettes, et des milliardaires leur présence: ce matin-là, Jupiter avait trouvé son messager.
Article paru dans Le Monde diplomatique de juillet 2018.