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L’Arve et le Loup

Chroniques aventines

Le Théâtre du Loup vient de célébrer son quarantième anniversaire – l’occasion d’évoquer une compagnie qui tient une place à part dans l’espace théâtral romand. Une place que l’on hésite, toutefois, à qualifier. En effet, nommer l’altérité revient toujours, peu ou prou, à la réduire. Derrière l’idée de classer le réel pointe souvent, subrepticement, l’idée de le hiérarchiser, de le discipliner. Nous tenterons tout de même de noter rapidement, ici, quelques aspects du Loup en nous appuyant sur deux symboles choisis par la compagnie elle-même. Un choix d’origine: celui, en 1978, de son nom et un second choix – quarante ans plus tard, tandis que Le Loup possède sa propre salle –, celui de faire de l’Arve le théâtre de son anniversaire.

Qu’expriment l’Arve et le loup?

L’Arve, d’abord. Comme tous les cours d’eau, l’Arve peut figurer l’écoulement du temps, l’écume des âges; au vrai, une rivière dit – dans un même mouvement – la pérennité et le changement. Pérennité d’un esprit du Loup, changement partiel, après départs et décès, de celles et ceux qui l’incarnent.

Toute rivière, par ailleurs, est sœur de celle du Mont Parnasse et, de ce fait, métaphorise l’inspiration. Que dire de celle où puisent les créations du Loup? Cherchons réponse en sondant l’Arve plus avant: elle est une rivière dont les eaux sont loin d’être cristallines;

tumultueuse, elle transporte avec elle maints sédiments.
Dans un essai longtemps resté inédit, Victor Hugo soulignait un contraste – familier aux Genevois – entre le Rhône «bleu», majestueux, et l’Arve «jaune», limoneuse. Le Rhône et l’Arve comme deux formes d’inspirations parallèles: l’une, régulière, classique, académique, toute d’ordre et d’équilibre; l’autre, trouble, débordante, charriant son lit en profondeur, fertilisant les rives de ses flots impurs.

On aurait tort de monter en épingle une opposition entre ces deux eaux, entre art savant et artisanat populaire, haute et basse culture, légitimité et alternative. D’une part, il n’y a pas d’enclave imperméable du populaire – comme son nom l’indique, la contre-culture est en partie une réplique; d’autre part, les saillies du Beau «universel», les fresques les plus mémorables ne tiennent-elles pas au croisement des genres, des sensibilités et des représentations, à la labilité des codes esthétiques, à un éclectisme inspiré?

Rabelais, Shakespeare, le surréalisme qui claudiquent génialement entre l’éther des cimes et les incongruités de l’organique ne sont-ils pas la réjouissance de l’esprit et du cœur humains? Il y a dans les spectacles du Loup une délicatesse, une invention, une poésie qui interdisent la confusion entre sa manière et les candeurs du folklore, les écœurements du kitsch ou les trivialités du boulevard.

Mais venons-en à présent au second symbole: le loup. Au Moyen Âge, cet animal illustre proverbialement le mal en raison de sa férocité, de sa ruse et de sa gloutonnerie supposées; dans certaines cultures d’Occident, il est aussi symbole d’hérésie. Cette mauvaise réputation révèle cependant moins une essence maligne qu’un écart à la norme, la subversion d’une trajectoire non-conforme aux canons de l’usage.

Dans la fable du Loup et du chien de La Fontaine, le loup est également ce mammifère farouche, refusant toute domestication, préférant l’indépendance à la sécurité.

Tout au long de son histoire, de ses débuts, salle Patino, avec une adaptation des frères Grimm à ces dernières semaines encore avec des Chaperons inspirés du dramaturge contemporain Joël Pommerat, la compagnie a fait la part belle à l’univers populaire des contes – cet univers où le merveilleux le dispute à la raison, l’imaginaire à l’efficace, un univers travaillant volontiers les tréfonds de l’être tout en se souciant de distraire et de diffuser des moralités simples, rétives à toute grandiloquence.

Mais le loup est aussi un masque. Le plus élémentaire qui soit. Comme tout masque, il permet d’abolir son individualité, de changer d’aspect, de s’offrir à toutes les métamorphoses. Refusant de confiner leur être dans une identité corsetée, dans une étroite alvéole de la division du travail, ayant à cœur de vivre mille vies en une, les artisans du Loup sont le symbole d’une existence dilatée.

Entre l’Arve et le loup, dans cet interstice qui semble nommer un conte, gît peut-être une vérité de cette compagnie quadragénaire. Ces amateurs passionnés, d’abord mus par la foi dans l’action collective, par le désir du jeu, s’improvisant artistes, le devenant pour de bon sans jamais que le plaisir ne cesse de gouverner leurs projets, illustrent le potentiel de l’être humain – quand il n’est pas réprimé.

Lorsque le Loup quitta son errance, ce fut pour s’installer dans le secteur de la Queue d’Arve. Avant sa venue, il s’agissait là d’une forme de no man’s land industriel, de vague terrain, de terrain vague. Dans un monde de plus en plus administré, policé, «algorithmé», tolérer l’interlope, préserver l’indéterminé est une urgence; c’est défendre le jeu dans la vie, jeu sans lequel il n’y a ni liberté, ni dignité, ni sens possibles.

A notre interrogation initiale, nous répondrons donc que le Loup est un singulier pluriel, une meute, une multitude indisciplinaire et intergénérationnelle qui, face à la pompe de l’ordre établi, affirme – espiègle – la valeur de l’énergie et de la paresse, de la fantaisie et de la bricole, du métissage et du commun.

En somme, l’inestimable précarité de l’humain.

* Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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