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La ligne rouge

Pour Sylvain de Pury, juriste ayant travaillé plusieurs années au Centre nicaraguayen des droits humains (Cenidh), avec la répression sanglante du mouvement social initié le 18 avril, le régime du président Ortega a «franchi la ligne rouge».
Nicaragua

Ce qui se passe au Nicaragua depuis le 18 avril est presque incompréhensible. L’absence d’information claire rend difficile l’appréhension de la réalité. J’ai passé onze ans, de décembre 1989 à début 2002, dans ce pays en qualité de juriste défenseur des droits humains. J’ai eu l’honneur de travailler pendant quatre ans auprès de Vilma Nunez et de participer à ses côtés, après la défaite électorale du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) de 1989, à la fondation du Centre nicaraguayen des droits humains (Cenidh) dont elle est l’actuelle présidente. Avec d’autres juristes, nous avions pour mission d’enquêter sur des plaintes relatives à des violations des droits humains et de transmettre, notamment aux policiers en de cours de formation, les notions essentielles sur les droits humains.

Le 16 avril, le président Daniel Ortega a donc fait paraître un décret réorganisant le régime des retraites: les cotisations salariales et patronales devaient être augmentées de 22,5% et les pensions diminuer de 5%, afin de soi-disant rééquilibrer le système de sécurité sociale en faillite. Dès le lendemain, dans plusieurs villes du pays, des retraités sortaient dans les rues pour crier leur colère et protester contre le vol de leurs retraites. On a pu voir des images de manifestants défilant escortés par des policiers pacifiques derrière le drapeau du Nicaragua. Mais à Managua, la capitale, la police a réprimé ces manifestations. Les images sanglantes de cette répression insolite contre des personnes âgées, diffusées sur les chaînes de télévision, ont poussé des milliers de jeunes indignés dans les rues, particulièrement les étudiants de l’Université centraméricaine (UCA) et de l’Université nationale d’ingénierie (UNI) de Managua – toutes deux réputées pour être plutôt pro-sandinistes. Les images retransmises par la chaine d’information 100% Noticias, dont le patron est un sandiniste notoire, ont permis de voir clairement, dans l’extrême violence de la répression qui a suivi, que les manifestants étaient désarmés; qu’au fil des jours les centaines devenaient des milliers; que tous se ralliaient au drapeau national et non à des bannières de partis; que nombre des étudiants interviewés se déclaraient sandinistes, écœurés et révoltés.

Le soir du 19 avril, le couperet de la censure est tombé et quatre chaînes de TV, dont 100% Noticias, ont été fermées en représailles de leurs reportages critiques vis-à-vis du pouvoir. Sous la pression des réactions de tous bords, elles seront rétablies quelques jours plus tard; mais à Léon, à 70 km au nord-ouest de la capitale, la Radio Darìo n’a pas pu reprendre ses émissions: elle a été détruite par un incendie. L’un des pyromanes a été formellement reconnu et dénoncé en justice par le patron de la radio comme étant un député du FSLN. Selon lui, deux jeunes autres incendiaires y ont même perdu la vie.

Les images et les informations que j’ai pu croiser permettent de conclure que les forces de répression ont été de trois ordres: 1) la police elle-même, et notamment ses brigades antiémeutes (uniformes et équipement différents) qui ont tiré à blanc et à balles de guerre avec leurs fusils d’assaut AK au coup par coup; 2) la Jeunesse sandiniste, envoyée à la bagarre, dont les membres, reconnaissables à leurs maillots blancs estampillés des portraits du couple présidentiel, étaient munis, selon les cas, de bâtons ou de pavés – pavés livrés par une camionnette de police, filmée par une camera cachée; 3) des bandes de voyous non politisées mais bien identifiables dans les quartiers et facilement corruptibles. Des supermarchés ont été pillés. Le pouvoir a aussitôt accusé les étudiants et les voyous, mais j’ai pu voir à l’écran deux camionnettes de police (dont l’une portait le numéro 777 peint sur la carrosserie) être remplies par des policiers en uniforme avec des produits encore emballés, devant un supermarché connu en train d’être dévalisé. Le 19 avril, avant d’être censurée, 100%Noticias a encore pu montrer sur le rond-point Jean-Paul Génie, à Managua, une réunion d’étudiant-e-s protestataires bloquée par des policiers anti-émeute. Dans un moment de calme relatif, on peut voir, de l’autre coté de la place, des membres de la Jeunesse sandiniste, avec leurs maillots blancs, prendre position sous la protection de la police ordinaire. Ils affronteront ensuite les protestataires. Du côté de la caméra, le reporter filme en gros plan le directeur du Cenidh, Gonzalo Carrion, mon ancien collègue dans cette institution, en train de tenter, en s’identifiant, de retenir par un discours ferme l’officier en charge d’un groupe anti-émeute qui avait bloqué les étudiants. Un peu plus tard, Carrion sera blessé, au cours de l’agression qu’il a finalement subie en même temps que les manifestants.

Le 28 avril, il y avait déjà plusieurs dizaines de morts. Les chiffres varient selon les sources, mais on compte aussi un nombre incertain de personnes disparues et des centaines de blessés.1>En un mois, les manifestations antigouvernementales ont fait 53 morts et plus de 400 blessés. Pour pouvoir récupérer le cadavre de leur enfant, les parents d’un jeune tué par balles ont dû signer un document où ils s’engagent à ne pas porter plainte contre la police.

Après un silence assourdissant de plusieurs jours, le président Daniel Ortega s’est expliqué le 23 avril. En gros, il dit: «Le décret sur les retraites, c’est sur l’ordre du FMI et nous avons négocié avec le patronat [Cosep]». Sans prendre le risque de rappeler que le FMI ne faisait pas partie jusque-là de ses sources d’inspiration, ni que le Cosep n’avait pas approuvé le projet. Ce détail a été donné par le commandant Bayardo Arce, conseiller économique du président, dans un entretien télévisé où il a aussi reconnu bravement que la Caisse des retraites était ruinée parce que les choix de placement des fonds avaient été malheureux et que des fonds importants s’étaient «perdus». Sans toutefois indiquer ni par qui, ni comment. Enfin, Daniel Ortega a annoncé le retrait de son décret, rejeté la faute des massacres sur les étudiants et autres voyous, appelé à la paix et au dialogue…

Pendant cet acte officiel, le président était entouré de la vice-présidente (son épouse Rosario Murillo) et, pour bien montrer la force de son pouvoir, de tous les officiers supérieurs de l’armée et de la police. Au premier rang de cette cour, figurait la commandante Aminta Granera, impassible mais clairement en souffrance, Elle était en principe encore la cheffe de la police. J’avais eu l’occasion de la rencontrer brièvement, et elle m’avait convaincu que, tant qu’elle serait là dans ce rôle, l’essentiel du respect des droits humains serait sauf. Hélas, sa présence à la tête de ce corps n’était plus qu’un masque depuis que le commandant Francisco Dìaz lui avait été adjoint, celui-ci étant entré dans la famille régnante en devenant beau-père d’une fille de Daniel Ortega. Aminta Granera a remis sa démission quelques jours après. Est-ce le début d’une série de défections?

Même sous le dictateur Somoza, aucun massacre de foule n’avait atteint cette ampleur. Les guérilleros sandinistes qui avaient triomphé de lui se sont-ils battus pour qu’une famille et ses acolytes issus de leurs propres rangs en viennent à violer en série les droits humains les plus essentiels, individuels et collectifs, au nom du Bon Dieu et du FMI? Désormais, pour beaucoup, la réponse est non, le gang Ortega-Murillo n’a plus rien de sandiniste. Il a franchi la ligne rouge.

Notes[+]

La Conférence épiscopale du Nicaragua (CEN), faisant office de médiateur, a convoqué lundi l’ouverture d’un dialogue national qui devait débuter mercredi.

Opinions Agora Sylvain de Pury Nicaragua

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