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Hyperconnectivité: un problème?

Etre connecté en tout temps à l’information et aux autres est devenu banal. Mais cette tendance, qui envahit le monde du travail comme la sphère privée, peut se muer en addiction. Cette dernière ressemble à la dépendance aux produits, mais son traitement ne peut être l’abstinence. Une problématique qui a été au cœur du dernier congrès d’Addiction Suisse.
Hyperconnectivité: un problème?
5% à 6% des usagers d’Internet présenteraient des symptômes liés à un usage excessif. PXHERE/CC0
Société

Addiction Suisse a organisé l’automne dernier à Lausanne un congrès intitulé «Hyperconnectivité et travail: quel est le problème?» Avant d’aborder plus brièvement les incidences sur les travailleurs, les intervenants se sont intéressés à l’usage excessif d’internet. Est-ce un produit addictogène au même titre que la nicotine ou l’héroïne? La psychiatre Sophia Achab, responsable du programme spécialisé dans les addictions sans drogues aux Hôpitaux universitaires de Genève, a apporté son éclairage.

Loin de vouloir condamner les nouvelles technologies, la spécialiste a d’abord tenu à en souligner les bénéfices. De nombreuses applications se sont développées, par exemple pour aider les personnes à arrêter de fumer ou à mieux gérer certaines douleurs chroniques. Internet ouvre un accès illimité à une multitude d’informations médicales; il permet de tisser des liens sociaux, de se divertir…

Mais ces nouvelles technologies peuvent aussi avoir des effets délétères sur la santé et entraîner une cyberaddiction. La psychiatre a relayé plusieurs questionnements à ce sujet. Les acteurs de la santé publique ne sont pas unanimes sur la terminologie: certains parlent d’addiction ou de dépendance à internet, d’autres d’usage excessif, ou problématique ou pathologique. La question n’est pas anodine, elle peut orienter le traitement, selon qu’il s’agit d’une véritable addiction ou d’un usage excessif lié à l’environnement.

Comme un shoot

Une autre question divise, celle de savoir si c’est l’usage excessif d’internet, en tant que vecteur, qui est problématique, ou si ce sont ses activités: «Je parle là de contenus. On a tous entendu parler d’addictions aux jeux d’argent en ligne, à la pornographie. Est-ce que ce sont de nouveaux phénomènes ou des pathologies anciennes qui s’expriment plus facilement avec l’avènement d’internet? L’offre est disponible en tout temps, variée et attractive», a indiqué la praticienne genevoise.

Si l’hyperconnectivité peut être assimilée à une addiction, c’est qu’elle présente une similitude avec la dépendance aux substances. Attitude du consommateur et relation au produit sont très proches. En effet, l’internaute est dans l’incapacité de résister à sa drogue à lui, qui est l’usage d’internet. Et s’il se sent particulièrement tendu avant d’ouvrir sa tablette, surfer sur le Net le détend aussitôt, le fait se sentir mieux et lui procure du plaisir, comme un héroïnomane pendant son shoot.

Progressivement, il va se montrer toujours plus tolérant avec sa consommation, qu’elle soit liée aux heures qu’il consacre à internet ou aux contenus. C’est le cas par exemple pour la cyberpornographie, aux images toujours plus crues. A mesure qu’augmente sa consommation du web, l’internaute devenu dépendant perd confiance en ses capacités de stopper ce comportement, dont il connaît pourtant les effets nocifs. Sa consommation l’obsède en permanence.

Comme le drogué passe des heures à rechercher son produit, il investit beaucoup de temps dans son équipement. Il se trouve pris dans un usage automatique, tout en sachant qu’il risque de perdre des relations importantes pour lui, voire son travail: «C’est la composante comportementale de l’addiction, se retrouver pris dans un emballement réflexe, sans que n’intervienne la possibilité de choisir ou non de le faire», a expliqué la Dre Achab. Comme pour le patient drogué, elle évoque cet état de craving («manque») qui produit de l’irritabilité chez l’utilisateur, même de la violence parfois, contre lui-même et les autres.

Avant de parler réellement d’addiction, la thérapeute a évoqué trois conditions préalables. Il faut que la personne se trouve dans un environnement propice: une période de vie compliquée, un deuil, le chômage, des conflits intrafamiliaux vont favoriser la cyberaddiction. Le deuxième critère est la vulnérabilité particulière de l’individu face à ce type d’addiction: le trouble de l’hyperactivité, par exemple, est souvent un facteur associé à la cyberaddiction. Enfin, internet est addictogène, comme l’héroïne ou la cocaïne, dans la mesure où il fait appel à ce que la psychiatre nomme des stimuli saillants: «Ce sont des stimuli pour lesquels l’être humain est formaté. Ceux de la sexualité notamment. Des contenus sont disponibles sur Internet, pour une sexualité réelle ou virtuelle.

La quête d’évasion est également significative. En tant qu’addictologue, on cherche les raisons problématiques de l’usage excessif d’internet: échapper à soi, à son environnement, se réfugier dans un monde imaginaire.»

Jeune génération

Aborder l’usage problématique d’internet sous le prisme de la pathologie touche 1% des usagers. En revanche, 5% à 6% présenteraient des symptômes liés à l’usage excessif. «J’insiste, tout n’est pas addiction. En revanche, il peut y avoir un problème même si tous les critères ne sont pas réunis», reprend la Dre Achab.

La jeune génération, née avec ces nouvelles technologies, est la plus concernée. Obésité, troubles visuels, troubles du sommeil, problèmes musculo-squelettiques dus à des stations prolongées devant l’écran découlent de cette consommation abusive. Les demandes d’aide sont croissantes: «A Genève, un programme spécialisé dans ces problématiques accueille les demandes qui émanent aussi bien des patients, des professionnels de la santé, des familles que des employeurs, et parfois de la justice», détaille la Dre Achab.

Comorbidités

Autre fait avéré, les patients touchés par la cyberaddiction présentent des comorbidités: dans 42% des cas avec une autre maladie, dans 19% des cas avec deux ou plusieurs affections. Les comorbidités associées sont des troubles psychiatriques (dépressions, troubles anxieux, TDAH, troubles de la personnalité) pour un quart des personnes concernées. Ce qui peut entraîner des conséquences sociales majeures. Avant de démarrer un traitement, il s’agira d’évaluer l’impact fonctionnel de la cyberaddiction sur la vie du patient. En quoi ses relations aux autres et à lui-même sont-elles modifiées? Renonce-t-il progressivement à réaliser certains objectifs? «On proposera un traitement avec une psychothérapie, orientée vers des approches psychosociales. La psychoéducation conduira le patient vers une réduction progressive de sa consommation pour aboutir à un usage contrôlé. Si l’on peut observer une abstinence pour la cocaïne ou l’alcool, le zéro Internet est juste impossible!»

Hélas, il n’existe pas de pilule miracle pour refréner l’usage problématique d’internet. Si le traitement médicamenteux est proposé avec succès pour traiter les comorbidités psychiatriques, aucune molécule n’agit directement sur la cyberaddiction.

Les plus rapides s’en sortent le mieux

Un cadre d’entreprise sera connecté plus de 250 000 heures dans sa vie, a dit un spécialiste du travail, lors du congrès d’Addiction Suisse. Cette hyperconnectivité fait exploser le volume d’informations à traiter, tout en empiétant sur la sphère privée.

Les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont permis à des millions de personnes de se familiariser avec l’outil informatique. Cependant, l’apparition de la connexion mobile et celle de l’objet qui la rend indispensable, le smartphone, marquent un point de rupture dans l’histoire. Pouvoir être connecté, en tout temps, à l’information et aux autres a bouleversé notre manière d’être au monde. Et donc au travail!

Qui n’a jamais consulté ses mails professionnels sur son téléphone mobile? Plusieurs intervenants ont insisté sur la frontière toujours plus poreuse entre nos sphères privée et professionnelle. «Autrefois, quitter le bureau, c’était quitter son travail, aujourd’hui, ce même travail peut s’étendre sans limites», a relevé Thierry Le Fur, auteur de Pouce! Mieux vivre avec le numérique (Docis, 2014). Autre remarque: le travailleur s’adonne à de multiples tâches simultanément: alors qu’il rédige un rapport, il va s’interrompre pour consulter ses mails, puis encore répondre à un appel ou à la sollicitation d’un collègue. «Ce qui va lui demander 30% de temps supplémentaire», a poursuivi Thierry Le Fur.

De son côté, Christian Voirol, docteur en psychologie du travail, s’appuyant sur des statistiques du SECO (Secrétariat d’Etat à l’économie) a montré que les interruptions étaient citées comme le premier facteur de stress au travail (48%), avant la pression des délais (40%), alors que l’insécurité de l’emploi représente 8%. Pour ce professeur, le numérique a entraîné une augmentation de l’intensité, de la charge et du rythme de travail, sans compter que le volume d’informations à traiter a explosé.

Des salariés exténués, Marie Pezé, responsable du réseau de consultations Souffrance et travail, en voit défiler au quotidien: «Nous sommes devenus des athlètes de la quantité, et ce n’est pas étranger à la propagation des burn-out», constate la psychologue. Elle a longuement dénoncé l’accélération dans les tâches à accomplir: «Pour la première fois dans l’histoire du travail de l’homme, les outils qu’il a fabriqués débordent et kidnappent son fonctionnement cognitif, corporel, au-delà de ses possibilités humaines.» Et de déplorer enfin que ceux qui s’en sortent le mieux ne sont ni les plus intelligents, ni les plus forts, mais les plus rapides. MFM

Les deux articles de cette page ont paru dans Diagonales n° 122, mars-avril 2018, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap), www.graap.ch

Opinions Contrechamp Marie-Françoise Macchi Société

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