Les Sans-papiers repoussés dans le noir
Eux préfèrent qu’on les nomme «travailleurs sans statut légal». Mais moi j’aime bien les appeler affectueusement les Sans-papiers et les Sans-papières, ne serait-ce que parce que ça évoque les Sans-terre, les Sans-toit, les Sans-droits, tout un peuple combatif et subversif quand il décide de sortir de l’obscurité pour s’exposer à la lumière. Ce fut le cas dans les années 2000 quand l’abolition du statut de saisonnier et la guerre en ex-Yougoslavie précipitèrent ces travailleurs, du jour au lendemain, de la légalité vers le refoulement. On découvrit alors, incrédules, qu’il y avait chez nous entre 100 000 et 300 000 Sans-papiers en provenance non seulement du Kosovo mais aussi d’Equateur, de Bolivie ou d’ailleurs. On harcela les autorités cantonales, on assaillit les églises, transformées en refuges. A Bellevaux, au nord de Lausanne, dès avril 2001, une dizaine de Sans-papiers kosovars restèrent reclus quatre mois dans la salle de paroisse, entourés, réconfortés, nourris, distraits, soutenus et défendus par une nuée de bénévoles.
L’image qui s’impose à moi aujourd’hui est plus ancienne: c’est celle d’un conseiller d’Etat genevois, Dominique Föllmi, alors chef du Département de l’instruction publique, tenant une enfant clandestine par la main pour la conduire à l’école. Ecœuré par l’hypocrisie ambiante et résolu à faire respecter le droit de tous à la scolarité, il avait extrait de sa cachette un des «enfants des placards», comme on disait à l’époque, ceux que les saisonniers gardaient enfermés parce qu’il leur était interdit de faire venir leur famille. Souvenons-nous longtemps de ce geste emblématique, car il est en passe de se muer en vestige d’un passé révolu. En janvier de cette année, en effet, une Commission du Conseil national a adopté une motion qui entend «faciliter les échanges d’informations entre les organes étatiques au sujet des personnes dont le statut de séjour n’est pas réglé (par exemple pour la scolarisation)». En clair, elle veut que les enseignants dénoncent les enfants de Sans-papiers. Ce n’est pas tout. En exigeant l’abolition de l’affiliation des clandestins à une caisse maladie et aux assurances sociales, cette affligeante équipe d’élus de droite ne craint pas de porter atteinte à ce qui précisément constitue sa mission: la santé publique et la sécurité sociale pour tous les résidents du pays, quel que soit leur statut.
En 2001, le Parlement fédéral s’était ému du sort des Sans-papiers. La sémillante conseillère fédérale Ruth Metzler s’était fendue d’une circulaire qui ouvrait la voie à des régularisations au compte-gouttes. Dans la foulée, avec une vingtaine de parlementaires, nous avions invité à une table ronde, au Palais fédéral, conseillers fédéraux, autorités cantonales, Eglises, offices des migrations, syndicats et collectifs de soutien, y compris une dizaine de Sans-papiers ravis de pénétrer dans les arcanes du pouvoir. 300 000 Sans-papiers: allait-on organiser des vols charter pour les renvoyer tous? Difficilement réalisable. Pouvait-on continuer à faire semblant de ne rien voir? Moralement insoutenable. Et la dizaine d’entre eux enfermés depuis 130 jours à Bellevaux? «Mais qu’ils sortent!» avait répliqué Pascal Couchepin en haussant les épaules: «il ne leur arrivera rien». Nous ne l’entendions pas de cette oreille: nous voulions des permis de séjour.
De là naquit la Plateforme nationale pour les Sans-papiers, laquelle, laborieusement, inlassablement grignota des parcelles d’humanité, des ébauches de droits reconnus et appliqués, des dossiers miraculeusement débloqués. Non sans peine, on finit par obtenir leur affiliation à une caisse maladie, puis le droit de scolariser leurs enfants, y compris après l’école obligatoire. Dans la foulée, les désormais célèbres 523 clandestins vaudois furent admis durablement en Suisse. C’est ce patient travail que la Commission de la santé, dans sa majorité, entend démanteler, au nom, prétend-elle, d’«une législation cohérente sur les Sans-papiers». A vrai dire ça fait déjà des années que les clapets de ventilation qui permettaient aux clandestins de respirer se sont refermés d’un coup sec. Obtenir une régularisation tient du miracle. Un miracle qui, dans la cité de Calvin, se nomme Papyrus.
Pourtant, selon une estimation de 2015, les Sans-papiers seraient encore plus de 70 000 en Suisse. Ils paient leurs primes d’assurance maladie et leurs cotisations sociales, permettant ainsi aux pouvoirs publics d’éviter des coûts importants en matière de santé et à la Confédération d’engranger quelques centaines de millions pour l’AVS. La cohérence consisterait-elle à enfouir les forces de travail dans le réservoir des invisibles, ceux qu’on jettera dehors dès qu’ils seront malades et âgés? Cette régression indigne ne fait que les repousser, eux, dans le noir profond, et nous dans la consternation.
* Ancienne conseillère nationale.