Chroniques

La fragilité du monde

Transitions

Chez moi tout est calme. Le lac frétille nerveusement sous la griffure de la bise. Cet hiver, on a souvent eu droit à des bourrasques, des tempêtes de neige, des déluges de pluie. J’ai contemplé les vagues crêtées d’écume, les pieds au sec dans la maison à peine ébranlée par l’ouragan. Ici, personne n’a été emporté par des torrents en furie, pas d’inondations destructrices. Parfois, des chalands chargés des graviers de Meillerie labourent lourdement le Léman. Aucun n’a jamais sombré, vomissant sa marée noire comme le pétrolier Sanchi naufragé en mer de Chine. Lui, il répand ses condensats d’hydrocarbures hyper toxiques, menaçant pour des décennies un des milieux marins les plus riches en poissons, baleines et oiseaux migrateurs. Chez moi, quand je lève le nez, je bute sur les Alpes de Savoie qui barrent l’horizon depuis toujours et pour toujours. Bon! Des pans du Grammont ou de la Suche ont dérupité sur le Bouveret, causant une vague de seize mètres de haut sur Cully, un véritable tsunami. Mais c’était en l’an 563.

Contrairement à ce qui se passe au Cap, en Afrique du Sud, où on annonce pour mi-avril la fin de l’eau potable au robinet, ici, pas de soucis. La cascade, derrière chez moi, s’élance toujours impétueusement du haut de la falaise et le ruisseau file en marmonnant jusqu’au lac. Les oiseaux n’ont jamais été aussi nombreux autour de la mangeoire accrochée à une branche d’arbre. Pourtant les scientifiques sonnent le tocsin: en 2050, une grande ville du monde sur cinq souffrira de pénuries d’eau. Quant aux oiseaux, y compris ceux qui volètent autour de mon cyprès, ils font partie des victimes probables de la sixième extinction des espèces, actuellement en cours, tout comme les ours blancs qui se traînent, affamés, sur une banquise toute ratatinée.

Ici, on est loin de PyeongChang, dont les images ont envahi nos écrans. Entre deux cérémonies et quatre médailles, entre les rires ou les larmes des sportifs, on a furtivement pu apercevoir, un soir, la somptueuse forêt qui, avant les JO, couvrait les pentes encore vierges, et qu’arpentait un ancien champion suisse. Flanqué de quelques acolytes munis de crayons, boussole et altimètre, il désignait les arbres à abattre. Au plan suivant, devant nos yeux incrédules, apparut le résultat de leur travail: une balafre monstrueuse dans la forêt éventrée, d’où aucun cri d’effroi ne s’échappe plus. Seulement le crissement des skis sur la glace. Entre 1990 et 2015, dans le monde, ce sont 129 millions d’hectares de forêts qui ont été sacrifiés.

Chez moi, tout est paisible. L’autre matin, Je me suis réveillée avec le grondement sourd des canons. Pas de panique: c’était notre armée, la meilleure du monde, qui s’entraînait sur la place de tir de l’Hongrin. Moi, je n’ai jamais eu à courir sous les bombardements, ni à chercher, hurlante, un enfant dans les ruines fumantes d’une ville, comme le font les mères de la Ghouta en Syrie, où pleuvent les barils de TNT, les roquettes à sous-munitions et les armes chimiques. Là-bas, Bachar el-Assad poursuit, méthodiquement, abominablement, le massacre de son propre peuple. Dimanche prochain, le peuple suisse votera dans le calme, dans le respect qu’impose une démocratie dépassionnée, malgré quelques algarades et vociférations. Le même jour en Italie, la démocratie pourrait vaciller sous les coups de boutoir des populistes antisystème et antipartis, acoquinés avec quelques néofascistes racistes, pressés d’entamer un pas de danse avec les néonazis autrichiens ou allemands.

Chez nous, ça va. On se félicite d’être du bon côté des catastrophes. Comment voulez-vous que les gens prennent conscience des désastres qui ravagent le monde s’ils n’en ressentent pas les effets dans leur chair et dans leur cœur? Le monde est fragile: l’environnement, l’eau, la biodiversité, le climat, sont menacés, mais aussi l’humanité, la paix, la démocratie. La planète est suspendue au-dessus du grand trou noir de l’univers. Elle se balance au bout d’un fil, prise de spasmes comme un poisson au bout de la canne à pêche. Tout cela n’est pas dû au hasard, ni à des phénomènes naturels. C’est terrible! On pensait n’avoir rien fait de mal et on est en train de semer la désolation et la destruction. Mais attention! Fragile ne veut pas dire brisé, ni détruit. Ce qui est fragile est aussi précieux, et ce qui est précieux peut être protégé.

Ce qui me navre, c’est que qu’au lieu de prendre soin de notre maison-Terre, des milliardaires entreprennent de privatiser l’espace pour y installer leurs quartiers. L’un d’eux, applaudi, paraît-il, par deux millions de supporters, vient d’y expédier un élément de notre impérissable culture: une voiture rouge avec un mannequin à bord. Voilà notre contribution à l’univers: un morceau de ferraille en route vers Mars.

Moi aussi, je suis fragile, mais je m’accroche. Comme l’écrivait Henri Calet au siècle dernier: «Ne me secouez pas, je suis pleine de larmes.»

* Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Transitions

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lundi 8 janvier 2018

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