Mon Mai à moi
Bon, on commémore. Il y a cinquante ans, c’était le Mai 1968 français. C’est celui-là qu’on commémore – on bougeait beaucoup ailleurs, on se révoltait, on subvertissait aussi; mais dans nos contrées, c’est le printemps français qu’on se remémore, en nostalgie ou en détestation, en apologie ou en envie de revanche, en autocélébration ou en exorcisme.
Remémorons-nous alors le nôtre1> Fin avril, les Editions des Sables publient le premier volume de Mai 68 et après, témoignages de camarades genevois-e-s, contenant une vingtaine de récits (commande: ed.des.sables@bluewin.ch et dans toutes les bonnes librairies). Merci à Maryelle, Patrice, Huguette et les autres d’avoir eu cette heureuse idée et de l’avoir mise en œuvre.: J’avais 16 ans en 1968. J’étais entre l’Aubépine et La Clairière. Je m’étais fait virer l’année précédente de l’école obligatoire et j’avais commencé, mélancoliquement, un apprentissage de commerce. Et vint le printemps. De ce que ce printemps a pu réveiller en moi, c’est une volonté d’agir sans certitude du chemin à prendre pour agir. Je dis «réveillé» parce que ça y était déjà, présent comme un héritage familial: je viens d’un milieu politiquement engagé et culturellement curieux. Un milieu de communistes genevois, de membres du Parti du travail (qui le quittèrent l’année même de ma naissance pour suivre Léon Nicole dans sa tentative de créer un nouveau parti de gauche); un milieu fort ressemblant à celui du communisme à la française ou à l’italienne, et dont on oublie ce qu’il a apporté, culturellement, à celles et ceux qui en étaient et venaient d’«en bas» de la hiérarchie sociale. Il leur a apporté ce qu’on appelait encore à l’époque «la grande culture» – des livres, des disques, des places de théâtre et de concert. Il leur a ouvert un monde – même si ce monde était surtout celui du patrimoine culturel, pas celui de la subversion culturelle.
C’est d’ailleurs là que Mai 1968 a peut-être été vraiment une révolution. Là, dans le champ culturel et pas dans le champ strictement politique – à relire ou réentendre les discours tenus par les multiples avant-gardes autoproclamées de ce temps-là, à Genève comme à Paris, un vague sentiment de commisération nous étreint: on ne pouvait pas être plus aveugles que les marxistes-léninistes, qui ne comprenaient rien à ce qu’ils avaient pourtant sous les yeux. Eux-mêmes en sont d’ailleurs le plus souvent revenus: la génération de 68, c’est celle qui est arrivée au pouvoir quinze ans après – non par ses mérites, mais par le simple et lourd fait du temps qui passe et des anciens qui trépassent.
Recevant le Prix Nobel de littérature, Albert Camus avait dit: «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse»… Empêcher que le monde se défasse, c’est empêcher que se défasse un monde où le changement est encore possible. Et que c’est là que la politique et la culture se rejoignent: dans un travail qui est de repolitisation, face aux diktats de l’économie, et dans un travail de subversion de l’ordre existant. Par la culture, et par tout le reste. D’ailleurs, tout peut servir à subvertir, et on peut tout subvertir. A commencer par soi-même. Tant qu’on en est encore capable.
Notes
Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.