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Pourquoi j’ai encore raté mon Premier août

L'Impoligraphe

Avouons-le: on est pas très fête nationale, mais plutôt fête internationale. Notre Premier août, on aurait donc bien aimé le fêter le 28 juillet. A Saint-Imier. Où il y a 150 ans, le 15 septembre 1872, naissait l’Internationale anti-autoritaire. Une année après l’écrasement de la Commune de Paris, son esprit ressuscitait dans le Jura suisse, après l’éclatement de la Première Internationale provoqué à la fois par la défaite de la Commune de Paris et par l’insoluble conflit entre Marx et Bakounine.

L’Internationale anti-autoritaire née à Saint-Imier tentera de maintenir l’héritage de la Première internationale – les marxistes, eux, s’attacheront à fonder une Deuxième Internationale – et manifestera l’émergence d’un mouvement anarchiste international.

En 1972, le centième anniversaire du congrès anti-autoritaire de Saint-Imier n’avait rassemblé qu’une trentaine de personnes. Quarante ans plus tard, en 2012, ils et elles étaient 4000 à commémorer les 140 ans de l’Internationale libertaire. On devait le commémorer cette année, on ne le fera que l’an prochain. C’est navrant, mais logique: on ne fait pas une rencontre internationale anti-autoritaire en y imposant le port du masque…

Des manifestations, de moindre ampleur que celles prévues avant que le Covid ne montre à nouveau le bout de son groin, étaient toutefois au programme ce week-end (https://anarchy2022.org/fr).

Combien serons-nous l’année prochaine pour non seulement commémorer le congrès de 1872, mais débattre autour de tout ce que l’anarchisme a encore à nous dire? Ce n’est pas l’anarchisme qui naît à Saint-Imier, c’est la tentative d’en faire un mouvement international: Saint-Imier en 1872, «c’est le creuset, non le berceau de l’anarchisme», résume Michel Nemitz, d’Espace Noir, à l’œuvre pour rappeler toute la pertinence, toute l’actualité et toute la prescience du socialisme libertaire, et la conviction qu’«il n’y a pas d’écologie sans un angle social avec une redistribution des richesses, valeurs et moyens». Et que le mouvement libertaire «ne veut pas prendre le pouvoir» mais s’en déprendre, et ne veut pas «faire les choses à la place des gens, mais avec eux».

En attendant quoi, ou plutôt en luttant pour quoi, les anars ont besoin de se «rencontrer à la fois pour continuer de défaire les illusions qui nous emprisonnent, penser ensemble ce que nous pouvons faire et former de nouveaux espoirs pour l’avenir», expliquent les organisateurs de la rencontre du week-end dernier et celle de l’an prochain.

De l’Ukraine de Makhno au Rojava kurde, en passant par la Catalogne libertaire et le Chiapas, c’est moins un «modèle anarchiste» qui s’est tenté (il ne s’en peut concevoir autrement que sous la forme d’oxymore) qu’un enseignement qui s’est donné: on peut construire une sociabilité politique sans l’Etat – voire contre l’Etat, fût-il né d’une révolution.

Ce que cela dit, c’est qu’un maximum de décentralisation est possible, que des collectivités autonomes sont concevables, que la commune puisse être autre chose qu’une instance d’application des choix d’un pouvoir central, que le principe de subsidiarité fonctionne de bas en haut et non de haut en bas, qu’aucune organisation politique ne peut prétendre être autre chose qu’un pis-aller transitoire, qu’une démocratie réelle ne peut qu’être en mouvement.

De ces principes, Murray Bookchin a tiré un projet communaliste qui retrouve les intuitions de Bakounine: une fédération de communes autogérées. Sans doute, ce fédéralisme libertaire n’est-il pas à lui seul un projet anticapitaliste et socialiste, mais sans doute en est-il une condition nécessaire: les tentatives d’imposer le socialisme d’en haut (ou du centre) de l’Etat nous l’enseignent, comme on peut enseigner ce qu’il convient, à toute force, d’éviter.

Ne vouloir qu’être maître à la place du maître, c’est se contenter d’un changement de maître. Vouloir être «comme le maître», ou posséder ce que le maître possède, c’est rester esclave – et esclave envieux. Et si nous ne devions avoir qu’une ambition, ce serait celle d’en finir avec la vieille servitude volontaire sur quoi repose tout pouvoir, tout ordre social, toute puissance du petit nombre sur le grand. Et d’en finir par le même mouvement avec la peur du désordre qui est elle-même la matrice de la soumission volontaire.

L’anarchisme est un projet de rupture. Mais s’ils en proclament la nécessité, s’ils croient en sa possibilité, les anars ont appris de leur propre histoire qu’il ne suffit pas de proclamer la première et d’affirmer la seconde pour les concrétiser.

L’histoire n’a pas d’autre logique que celle qu’on lui donne, ni d’autre marche que celle des hommes et des femmes qui la font. Les révolutions, d’ailleurs, n’aboutissent jamais là où elles promettent d’aller: «Liberté, Egalité, Fraternité» accouche de Napoléon, «La Terre, la Paix, la Liberté» de Staline, d’autres eschatologies de Mao, des Khmers Rouges ou de Khomeiny.

Et combien de gauchistes de 1968 ne sont-ils pas devenus petits maîtres de la société qu’ils feignaient de combattre? Ne prétendaient-ils pas la combattre que pour mieux la servir?

Pascal Holenweg est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

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lundi 8 janvier 2018

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