Agora

La force de l’ombre

Complots partout? Complots nulle part? Dans son numéro d’avril-mai, le bimestriel Manière de voir, édité par le Monde diplomatique, démonte la mécanique conspirationniste. Et revient en même temps sur les grandes machinations de l’histoire. Présentation.
Publication

Début janvier, un sondage affola les salles de rédaction: d’après l’IFOP (l’Institut français d’opinion publique), huit Français sur dix adhéreraient à une théorie du complot. Des résultats qui «font froid dans le dos», commente un quotidien. Les personnes interrogées étaient sommées de se prononcer sur des «théories» dont elles n’avaient peut-être jamais entendu parler, ce qui produisit parfois des réponses surprenantes. Ainsi, à propos de celle selon laquelle «la Révolution française de 1789 et la révolution russe de 1917 n’auraient jamais eu lieu sans l’action décisive de sociétés secrètes tirant les ficelles dans l’ombre», 28% y adhéraient, alors que 27% déclaraient la connaître…

Au-delà de ces objections méthodologiques, il est vrai que le commerce de fausses informations se porte bien (chapitre 1). Selon un scénario bien rodé, sitôt que surviennent un attentat, une révolte populaire ou une épidémie, des marchands de conspirations en attribuent le phénomène à l’Occident, aux juifs, aux francs-maçons, aux islamistes, aux Russes, etc. Assurément, la plupart des théoriciens du complot versent dans la paranoïa. Mais d’autres, qui se laissent séduire, en sont simplement venus à ne plus croire les vérités des experts et des responsables, et s’égarent en cherchant des explications plus ou moins binaires à des événements chaotiques.

Après tout, l’histoire contemporaine n’est-elle pas parsemée d’authentiques machinations, de manœuvres secrètes, d’opérations sous faux drapeau (chapitre 2)? Du soutien apporté par les Britanniques aux fascistes grecs pendant la Seconde Guerre mondiale au coup d’Etat de 1953 en Iran, de l’opération «Persil» visant à déstabiliser la Guinée au renversement du président chilien Salvador Allende, la vérité fut bien souvent tapie dans l’ombre. Et il fallut attendre des années pour la voir éclater au grand jour, choquante, transformant ceux qui avaient fait confiance aux versions officielles en naïfs dupés.
Distinguer une conspiration imaginaire d’une véritable machination implique de plonger dans les coulisses du pouvoir (chapitre 3). Instruit par l’expérience, le citoyen est devenu méfiant. De plus, le sentiment que les grands choix politiques lui échappent peut stimuler son imagination. Et si tout se décidait au Forum de Davos, à la conférence de Bilderberg ou dans les clubs fermés des puissants? Faire de ces institutions l’épicentre d’un complot permet de nommer des coupables, mais néglige ce qui fait la réalité du pouvoir ordinaire: les affinités sociales, les réseaux, l’entre-soi, les stratégies d’influence, les rapports de domination. Soupçonner qu’«on nous cache tout» peut constituer un début de prise de conscience de la dépossession du peuple par une oligarchie. A condition de ne pas verser dans le conspirationnisme.

www.monde-diplomatique.fr
«Complots. Théories… et pratiques», Manière de voir, n° 158, avril-mai 2018.

Opinions Agora Le Monde Diplomatique Publication

Connexion