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Derrière la nomination de la nouvelle cheffe de la CIA, la question de l’impunité

Pour accéder au poste de directrice de la CIA, l’actuelle sous-directrice de l’Agence Gina Haspel devra être auditionnée par le Sénat, où la partie semble déjà gagnée en dépit de son passé de tortionnaire avéré. Une affaire qui, au-delà de la nomination controversée, met en relief – voire en valeur – le principe même d’impunité.
États-Unis

Michael Pompeo, ex-directeur de la CIA, a été désigné à la tête de la diplomatie étasunienne. L’annonce de Donald Trump, le 13 mars dernier, a provoqué un tollé pour des raisons allant bien au-delà de la politique étrangère: la véritable source de consternation, tant dans le monde politique que chez les défenseurs des droits humains, a été la révélation du nom de la nouvelle cheffe du tristement célèbre service de renseignements étasunien: Gina Haspel.

Mentionnée de façon détaillée dans le rapport du Sénat sur la torture pratiquée sous George W. Bush (sans pour autant être nommée, le rapport n’utilisant que la désignation neutre «chief of base»), l’ancienne espionne et actuelle n°2 de la CIA a mérité son sobriquet au sein de l’Agence: Bloody Gina (Gina la Sanglante). Les réactions n’ont pas tardé à se faire entendre à la suite de sa nomination. Sans surprise, ses soutiens ont chanté les louanges de ses années de «service public dévoué». Nombreux, ils comprennent beaucoup de personnalités de «gauche», voyant dans la nomination d’une femme à un tel poste un grand pas en avant pour l’égalité des sexes. Les critiques, eux, n’ont pu cacher leur stupéfaction, voire leur rage.

Dans un entretien qu’il m’a accordé, Gerald Staberock, secrétaire général de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), s’est montré des plus durs. «La ‘normalisation’ de cette nomination est profondément inquiétante», a-t-il dit d’emblée. «Mais le problème, au-delà de la criminalité de la tortionnaire – et il est bien rare qu’il soit positif pour une institution publique d’être dirigée par une criminelle – c’est que personne n’est susceptible de dénoncer la torture, si la patronne elle-même prône ouvertement et pratique un tel crime.» En d’enchérir: «La loi est limpide à ce propos: tous ceux ou celles qui ont torturé, favorisé la pratique de la torture, ou en ont établi le programme, sont responsables.»

Or selon le rapport du Sénat, Gina Haspel a assisté personnellement à des séances de torture, se moquant des victimes, en les accusant de feindre les symptômes d’un effondrement mental gravissime. Pour rappel, les Etats-Unis sont le pays qui, de tous les pays du monde et de l’histoire, a le plus fait pour développer et pour promouvoir la torture, allant jusqu’à fonder une école – celle «des Amériques» – pour l’enseigner. Cet enseignement a été complété de manuels rédigés «sur mesure» en fonction des divers pays d’Amérique latine auxquels ils étaient destinés.

Si le moment est propice pour le coup de pouce qu’une telle nomination apporte à cette pratique, c’est que Donald Trump, durant sa campagne électorale comme depuis le début de son mandat, soutient ouvertement un retour à la torture. Pour Gerald Staberock, le choix porté sur la personne n’est pas politique car cette affaire ne commence ni ne finit avec Gina Haspel. Plus sinistrement, elle constitue le point d’orgue d’un processus depuis longtemps en gestation.

La CIA est connue depuis plus d’un demi-siècle pour œuvrer dans le développement de méthodes que l’on nomme actuellement «interrogation raffinée» [enhanced interrogation]. Et le but assidûment poursuivi dans ce développement fait froid dans le dos. Les milliers de pages de documents désormais disponibles concernant son programme dans les années 1950 et 1960 (le projet MKUltra) révèlent un objectif final effroyable: parvenir à effectuer une désintégration de la personnalité humaine afin de mieux pouvoir la reformater pour qu’elle obéisse aux impératifs de l’Agence.

Si le régime de George W. Bush a trempé publiquement et sans états d’âme dans la pratique de la torture, celle-ci n’a pas cessé avec ses successeurs. Sous les deux mandats du président Obama, élu sur une campagne qui promettait «de l’espoir et du changement», le changement de cap en ce qui concerne la torture s’est résumé en une seule petite phrase: «Allez de l’avant!» Ainsi personne, parmi les hauts-fonctionnaires connus comme tortionnaires, n’a été dérangé.

Ici le secrétaire général de l’OMCT fait le point. «L’un des premiers gestes auxquels je m’attendais de la part d’Obama était qu’il honore tous ceux qui avaient dit ‘Non!’ à la torture; ceux qui, au sein du système, comme Alberto Mora, avaient été poursuivis pour avoir refusé d’en être complices. Cela aurait envoyé un signal fort au système, aux services de renseignements. Malheureusement, cette occasion – encore plus importante et infiniment plus facile à accomplir – a été ratée.»

Gina Haspel doit encore passer une audition devant le Sénat, qui doit confirmer sa nomination. Si elle a la garantie de passer la rampe grâce à la majorité républicaine indéfectible, prompte à exaucer les vœux de son président, Mme Haspel aura toutefois à répondre aux questions lancinantes des démocrates. Même si elles ne réussissent pas à empêcher la nomination, celles-ci pourraient cependant lever un peu plus le voile sur la pratique de ce crime contre l’humanité que la superpuissance a fait sien, et depuis si longtemps.

 

*Journaliste indépendant.

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