Le rêve assassiné
De mémoire d’habitant, on n’avait jamais vu ça: des milliers de personnes défilant, dimanche, dans les rues de Maré, l’une des banlieues les plus violentes de Rio de Janeiro. Le choc créé trois jours plus tôt par l’assassinat de Marielle Franco se mesure ici mieux qu’à travers les massives protestations de vendredi dans les centres-villes. La jeune Afro-Brésilienne était issue de ce quartier populaire malfamé. Boursière de l’ère Lula, elle avait franchi les murs du ghetto pour obtenir un diplôme universitaire puis se faire élire en 2016 au Conseil municipal de la mégapole. Militante socialiste, féministe, lesbienne, elle rêvait depuis lors de répéter pareille émancipation avec toute sa communauté. On ne lui en aura pas laissé le temps.
Dans le Brésil 2018 de Michel Temer, dominé par l’alliance ultraconservatrice des BBB – bœufs (propriétaires terriens), Bible (évangéliques) et balles (répresseurs) –, dans une ville gouvernée par l’homophobe néopentecôtiste Marcelo Crivella, aux marges d’un Etat de Rio contrôlé par le très corrompu Luiz Fernando Pezão, il ne fait pas bon s’élever au-dessus de sa condition sociale. Et encore moins convaincre le peuple de remettre en cause l’ordre blanc, patriarcal et capitaliste.
Commis au moment même où se tenait le Forum social mondial (FSM) à Salvador de Bahia, le crime est un message limpide adressé aux activistes brésiliens, notamment à ceux qui agissent dans les favelas. L’intimidation sera d’autant plus efficace que les tueurs ont utilisé des balles «volées» à la police. Un lot qui avait déjà servi, il y a trois ans, lors d’un massacre commis par un commando souterrain de la police militaire.
Pis: avec ce meurtre, les partisans de la «main dure» gagnent sur tous les tableaux. En plus de se débarrasser d’une adversaire déterminée des exactions policières – Marielle Franco et son parti Socialisme et Liberté étaient en pointe contre l’opération militaire en cours dans les favelas de Rio –, ils n’hésitent pas désormais à instrumentaliser l’assassinat, en insistant sur la nécessité de nettoyer ces quartiers décidément gangrénés par le crime… Sur les réseaux, la mort de Mme Franco est déjà présentée comme le produit d’un règlement de compte au sein du «milieu» de Maré…
Ainsi va le Brésil, démocratie formelle de plus en plus répressive, qui peut destituer une présidente élue pour une argutie comptable, condamner sans preuve le principal opposant mais préserver son président illégitime, pourtant pris en flagrant délit de corruption. Un pays encore capable d’héberger un FSM pléthorique, mais dans lequel l’oligarchie – traumatisée par le partage du pouvoir des années Lula – paraît bien décidée désormais à tuer dans l’œuf tout rêve d’émancipation.
Un rassemblement pour Marielle Franco est organisé vendredi à Genève (17h30) sur la place des Nations.