«Manifester la ville»
«Il y a peut-être des problèmes faciles à résoudre, dont la solution est là, toute proche, et que les gens ne se posent pas.» Le philosophe Henri Lefebvre concluait ainsi Le Droit à la ville1>Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Economica, Paris, 2009 (1967)., un texte qui a fait date et continue d’inspirer bon nombre d’urbanistes. Un texte énergique dont la portée n’est perceptible qu’aujourd’hui: à relire comme un appel à manifester samedi.
Lefebvre, dans ce texte publié en 1967, décrit les processus de production de la ville. Ou, plus précisément, de sa production en tant qu’œuvre dans «une succession réglée d’actes et d’actions, de décisions et de conduites», de messages et de codes. «Pas d’œuvres non plus sans choses, sans une matière à modeler, sans une réalité pratico-sensible, sans un site, une ‘nature’, une campagne et un environnement.»2>Ibid. p. 44. Lefebvre raconte l’hétérogénéité de la ville, faite de matériel, d’objets techniques, de matières premières, de gens – ils et elles aussi très différent-e-s –, de leurs effervescentes activités et d’idées compliquées qui y émergent et qui la structurent. Il ne se borne pas à décrire l’existant, il annonce dans un même geste une ville possible qui est déjà là dans la ville actuelle. Le droit à la ville n’est donc pas une utopie, mais une libération des potentialités urbaines.
On n’ose pas vraiment poser ces problèmes, tant ils paraissent évidents et naturels. Considérant l’ordre urbain comme une fatalité, on ne pose pas comme un problème de traiter tout espace public comme un centre commercial. On ne pose pas comme un problème de truffer les rues de caméras de surveillance. On ne pose pas comme un problème de soumettre l’espace public aux lois du délit de faciès et du profilage racial. On ne pose pas comme un problème de penser la ville comme un espace masculin et hétéronormé. On ne pose pas comme un problème de limiter son accès aux activités de transits et de consommation. On ne pose pas comme un problème de dépenser tout son revenu pour se loger, voire de ne pas pouvoir se loger en ville, voire de ne pas pouvoir se loger. On ne pose pas comme un problème d’avoir recours aux services de «chasseurs d’appart», d’écrire à des gérances des lettres mortes, tuées d’avance par «des dossiers plus intéressants». On ne pose pas comme un problème de demeurer coi et de se presque laisser croire que, oui, c’est ça, la ville, et que l’on ne peut rien changer.
Toutes ces questions affleurent mais se heurtent à une forme de micro-censure, de barrière de l’évidence de cette ville qui est déjà là, face à nous, et qui nous semble aller de soi. Si ces questions ne sont pas encore vraiment posées comme des problèmes, c’est que l’on admet beaucoup trop que la ville, telle qu’elle est produite, est pensée par défaut comme masculine, blanche, hétéro et (au moins un peu) riche. Posons désormais tous ces points comme les problèmes impérieux de la ville contemporaine. Faire cela, c’est libérer le destin urbain, abandonner la ville à son hétérogénéité constituante! Les réponses sont en effet toutes proches, dans le bourgeonnement des propositions des collectifs et groupes qui appellent à manifester.
Les réputations des villes n’ont jamais autant suscité d’attention. Et, en même temps, il n’est jamais assez question de droit à la ville, ni du droit de la ville à être ce qu’elle est. Lefebvre, avec ce célèbre ouvrage, appelait à manifester samedi. A manifester pour la ville en tant qu’hétérogène, multiple, fuyante et frondeuse. Ou, plutôt, à manifester la ville en tant qu’hétérogène, multiple, fuyante et frondeuse. Désormais, il y a peut-être des problèmes faciles à résoudre, dont la solution est là, toute proche, et que les gens ne se posent pas. Manifester samedi, c’est déjà manifester ce droit à la ville, c’est manifester la ville!
Notes
* Lire Eric Lecoultre, «Xénope s’incruste chez Dal Busco et se fait embarquer», Le Courrier du 6 mars 2018. Le 17 mars: départ de la manifestation à 17 h devant la poste du Mont-Blanc.
* Sociologue, Genève.