Chroniques

La Vierge à la pointe

Mauvais genre

On n’est jamais trahi que par les siens. Prenez Le Courrier, qui se flatte d’avoir cent cinquante ans cette année. Né tout droit de la soutane d’un futur cardinal, il en a conservé une page «Religions», qui n’est pas même quotidienne; mais croyez-vous qu’il aurait relayé la récente déclaration du «Loup» russe Alexandre Zaldostanov, à propos de la sécession de la Crimée: «Tout s’est passé sans effusion de sang. Pour moi, c’est un miracle et le premier exemple concret de l’activité de la Vierge sur terre parmi nous»? Rien. Pas le moindre articulet. On vous donnera tous les détails sur la situation des migrants d’aujourd’hui, sur l’occupation de la Cisjordanie par Israël; mais pour Celle qui dut fuir de Palestine en Egypte avec le divin Enfant, un âne et son époux, c’est le silence le plus total.

Le fondateur du journal, lui, vouait un culte ardent à la Sainte Vierge. Dès le début des années 1850, Gaspard Mermillod, encore jeune abbé, s’engageait activement pour que soit édifiée, au cœur d’une Genève qui avait beaucoup perdu de son calvinisme, une église dédiée à Notre-Dame; et le 8 décembre 1859, il pouvait célébrer la messe de sa consécration à cette Immaculée Conception dont Pie IX avait proclamé le dogme cinq ans plus tôt. Marie, de son côté, l’avait rappelé à Bernadette en la grotte de Lourdes, par une petite gasconnade en langue originale: «Que soy era immaculada councepciou». Mermillod en était pleinement convaincu; peu après, à Rome, il recevait des mains du Saint Père une statue pour la chapelle de la Vierge, avec cette confidence: «J’y tiens beaucoup; cependant, par elle, je veux prendre possession de Genève.» Pie IX pouvait s’attendre à ce que la ville du bout du lac résistât; mais l’évêque d’Hébron, qui allait devenir vicaire apostolique de Genève avant de se coiffer du bonnet de cardinal, nourrissait assurément l’espoir que l’hebdomadaire nouvellement créé mènerait le juste combat pour la «consécration solennelle du genre humain au Cœur immaculé de Marie». Le Courrier a passé au rythme quotidien. Mais que fait-il, concrètement, pour la défense du dogme? pour que le virginal manteau bleu se déploie sur Genève, que les lys embaument le Jardin anglais, que la colombe s’en vienne voleter au-dessus du jet d’eau? Je ne désespère pas d’obtenir une réponse; mais force est de constater que la Vierge reste de marbre en son église devenue pourtant basilique un siècle après sa consécration.

A vrai dire, Genève n’est pas seule concernée. La Vierge ne se manifeste plus guère à l’Ouest du continent; elle paraît même dédaigner ses fidèles catholiques, allant donc, tout immaculée qu’elle soit, jusqu’à loucher du côté du Dniepr et de la «mer Putride» au lieu de se mirer dans le Tibre ou le bleu Léman. On peut évidemment douter de la réalité de son intervention dans un conflit entre orthodoxes russes et ukrainiens. Mais on ne saurait nier qu’elle ait témoigné, de manière répétée, sa profonde préoccupation pour le sort des coptes égyptiens.

Relevons, ici encore, l’inexplicable mutisme du Courrier. Car l’année même de son centenaire, la Mère de Jésus s’est montrée en l’église cairote de Zeitoun: le président Nasser et sa famille s’étaient empressés d’aller lui rendre visite. Onze ans plus tard, en 1979, elle vient agréablement troubler la paix d’un monastère. On la retrouve ensuite en Haute Egypte, à Edfou d’abord dès 1982, puis en bien d’autres lieux, dont certains qu’elle avait supposément connus lors de son premier et lointain périple. Mais c’est au Caire, à nouveau, que l’Immaculée, bravant les nuages de pollution, est réapparue en 2009, la nuit du 11 au 12 décembre (discret clin d’œil en direction des Genevois qui ne songent ce soir-là qu’à «Celui qui est là en haut», sans souci de l’équilibre des genres). Elle se rend alors visible en divers lieux à la fois, et sans sectarisme. Ainsi, dans le quartier populaire de Warraq, un mécanicien musulman, témoin du miracle, se portera garant de son arabité: «d’ailleurs, Marie a vécu en Palestine et son pays était pour elle une priorité». Rien de surprenant à ce qu’elle vienne au secours du petit peuple égyptien, toutes religions confondues.

Ou presque. Car si le pape Chenouda III a souligné que «nos frères musulmans l’ont même vue avant les chrétiens», qu’ils «reconnaissent son héroïsme», «la révèrent et l’aiment», le communiqué publié à cette occasion dans al-Karaza, la revue de l’Eglise copte orthodoxe, n’a pas manqué de préciser que la «Mère de Lumière» était descendue sur Terre, certes, pour apaiser les tensions entre gens d’Islam et chrétiens, mais surtout «pour soutenir l’Eglise orthodoxe face à la pénétration protestante».

Voilà qui eût pu donner à penser du côté de la rue de la Truite. Mais à la pointe de la Jonction, l’Arve savoyarde se laisse toujours engloutir par les eaux d’un Rhône protestantisé après son séjour en eaux vaudoises. Et l’on y «commémore», oui; mais sans un regard, sans une pensée pour Celle à qui le fondateur du journal rêvait pourtant d’offrir l’irréductible Genève sur un plateau de pages imbibées d’encre.

* Ecrivain.

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lundi 8 janvier 2018

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