Chroniques

Le précieux

Mauvais genre

Ce n’est qu’un mot, au bas de mes chroniques; pourtant, plus le temps avance, plus il me gêne. «Ecrivain.» Je l’ai retenu pour en écarter d’autres, qui renvoyaient à mon emploi d’enseignant universitaire. Et puis, il me laissait apparemment toute latitude quant au contenu de mes textes: je pourrais aborder tout sujet, le seul trait constant étant un certain style (de plus ou moins «mauvais genre»), une attention à la forme. Or en plus de ce qu’il y a de prétentieux à se présenter comme écrivain, le fait est que la recherche de style, telle que je la conçois, oriente inévitablement du côté d’une certaine préciosité.

On me l’a du moins fait remarquer. A propos de l’usage de tel terme; d’une construction syntaxique; de la ponctuation même. On me l’a dit explicitement il y a vingt-cinq ans, alors que je cherchais un éditeur pour un premier roman. Je l’ai réentendu plus récemment au sujet de textes littéraires dans lesquels je recourais à des notes de bas de page. Le reproche avait d’abord porté sur le côté «pédant» de ces notes qui n’avaient pourtant rien de savant, mais où l’on voyait comme un tic d’universitaire. Je m’étais défendu en expliquant que j’aimais que le regard ait à voyager sur la page, entre haut et bas; et que j’essayais de reproduire, en littérature, ce qu’on connaît en musique: une partition, dont la lecture soit un peu analogue à celle d’une œuvre polyphonique où des voix se superposent. La seule comparaison avec la musique avait amené un sourire ironique: ah! je pratiquais l’écriture «artiste»; je donnais dans le «précieux», «l’artificieux»…

Autant l’assumer. J’y avais été contraint, d’ailleurs, à l’adolescence: dans mes études de musique, précisément. Après avoir appris le piano, je m’étais soudain passionné pour certains compositeurs de l’ère baroque; et j’ai passé à l’orgue. Mais changer d’instrument, ce n’est pas seulement découvrir un autre répertoire, ou voir les difficultés techniques augmenter (avec notamment la mobilisation des pieds): c’est apparemment aussi changer de classe. Un de mes oncles me l’a fait aussitôt sentir, et sèchement: j’avais un peu trop d’ambition. Mes deux grands-pères étaient ce qu’on appelait des «jardiniers de maison bourgeoise»; des domestiques. En quittant la corde frappée pour les tuyaux, voilà que je voulais monter chez «ceux de la haute»… La réaction m’avait surpris: j’avais entendu des pièces d’orgue, je rêvais de les jouer, sans plus; et d’ailleurs, très vite, devenu organiste de paroisse dans un quartier populaire, j’ai financé mes études comme un simple petit employé du dimanche. Mais dans l’intervalle, j’avais aggravé mon cas: le même répertoire baroque m’avait incité à prendre des cours de clavecin. Là, il n’y avait plus de doute: on n’échappait pas aux connotations sociales.

Accompagnateur de divers instrumentistes, je pouvais toujours revendiquer un rôle subalterne; mais je ne faisais alors qu’endosser la livrée des valets d’Ancien Régime. Le clavecin, en tant que bel objet, jadis placé au cœur d’un salon aristocratique, apparaît comme l’instrument d’une classe aux mœurs trop raffinées. On voit la perruque Louis-XV, on fait l’impasse sur tous les mouvements, jusqu’aux plus frondeurs, qui agitèrent les sociétés européennes du XVIe au XVIIIe, et dont certaines œuvres pour clavier portent la trace; on ignore Xenakis ou Ligeti. Mais surtout, la nature des sons qu’émet l’instrument à cordes pincées, le tirerait inévitablement du côté du féminin. On m’avait pardonné l’orgue; mon père, un peu gêné, essaya de me faire comprendre, à demi-mot, ce qu’une connaissance devait me dire beaucoup plus crûment des années plus tard, en découvrant chez moi la copie d’un clavecin français de 1707: «Ça fait quand même un peu tapette…»

Je n’étais pas le mieux placé pour le nier. Et je ne cherche pas à le faire. Mais je suis frappé par cette répartition, en genres et classes sociales, de caractéristiques artistiques. Plus particulièrement, par la féminisation d’une certaine recherche, dans l’écriture musicale ou littéraire; d’un désir de variété, de finesse; d’une forme d’élocution expressive, d’une rhétorique plus ou moins ornée. Et surtout, par la condamnation de ce «féminin» supposé, au nom du «naturel». Je devrais pourtant le savoir: le naturel, c’est le mec. Pas le mec de la haute, mais le populo. La femme qui veut s’émanciper doit donc se débarrasser de tous ses petits colifichets pour ne garder que ce qui nous vient de nature: le mâle. Les écrivaines à la mode en ont pris acte. Elles ne minaudent pas, elles y vont franc jeu; nature! Comme un mec. Elles riront de Madame de Sévigné, comme un mec; elles taperont du poing sur la table, comme un mec.

Reste alors un espace pour les «tapettes»; pour celles et ceux qui n’y vont que du bout des doigts. J’ai la faiblesse de penser que cet espace reste éminemment précieux; et qu’avec les travaux d’aiguille sur la page, comme en pinçant les bonnes cordes au clavier, on touche parfois plus juste et plus profond.

* Ecrivain

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lundi 8 janvier 2018

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