Chroniques

Touriste

Mauvais genre

«Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre.» On connaît la fable et sa morale: l’un voulut voyager, mais fit vite retour, «maudissant sa curiosité» et en piteux état. «Amants, heureux amants»: ne vous quittez pas, «soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau». Mais comme souvent chez La Fontaine, derrière la «leçon» explicite, on peut lire un autre message, parfois politique, ou littéraire. Au moment où le fabuliste prend la plume et où le volage volatile perd les siennes, il y a plus d’un siècle que la mode est aux récits de voyage. On parcourt le monde pour le plaisir de découvrir, et de partager au retour avec qui vous écoutera ou vous lira. C’est ce que promet le pigeon à son «frère»; c’est à l’origine la définition même du touriste, qui faisait son petit ou grand tour, en Italie ou de par le monde.

Le terme ne plaît plus trop. Il évoque des hordes de vacanciers en déplacement. Le tourtereau de la fable, lui, faisait le touriste en solitaire; mais ce que La Fontaine nous dit vaut pour eux comme pour lui: on croit agréablement découvrir, on ne fait que subir les aléas du réel, et sans y voir grand-chose. Le vrai voyage «d’étude» s’accomplit par l’esprit, à distance, comme le voulait l’écrivain du XVIIe siècle en lisant l’Indien «Pilpay» qui lui fournit le thème de son récit.

J’aime assez peu voyager: je préférerai toujours la lecture. Mais il m’arrive de quitter l’Europe, et de me comporter alors en touriste. Je suis ainsi parti pour l’Egypte, en janvier, désireux de découvrir cet art, cette civilisation que je connais à peine. On me l’avait dit: c’est le moment, il y a peu de touristes. Ce qui est bon pour nous, mais mauvais pour les Egyptiens – raison de plus pour y aller: on pourra toujours dire qu’on donne ainsi un petit coup de pouce à une économie sinistrée; pour ne pas gâcher son plaisir de touriste. Et on le constatera, entre touristes; la désertion des clients, la dévaluation de la livre ont fait chuter les prix, dans l’hôtellerie, dans les commerces. En l’apprenant avant le départ, on éprouvait de l’empathie; en l’expérimentant sur place, on cède à l’agacement. C’est qu’on est en butte à ce «harcèlement» que les démarcheurs en tout genre se défendent pourtant de pratiquer. Et non, on ne veut pas de taxi, pas de calèche, pas de felouque; on a déjà tout chez soi, on se méfie de la qualité de vos tissus, vos babioles sont laides – on sait d’ailleurs qu’elles viennent de Chine, on sait que vous essayez de toujours nous arnaquer. On sait! On l’a lu dans le petit vade-mecum qui ne nous quitte pas.

On sait, mais on prend conscience malgré tout. S’ils sont aussi agressifs, c’est que le pays va vraiment mal. On comprend donc. On a même quelque remords. Tel guide était enseignant, tel autre fonctionnaire, le troisième ingénieur; même si le secteur touristique est à la peine, ils l’ont rejoint, dans l’espoir de meilleurs revenus. Entre touristes, on trouvera triste que l’Etat perde d’aussi bons éléments. Et à l’issue d’une croisière sur le Nil, on s’engagera dans d’interminables discussions sur ce qu’il convient de donner au guide. Pas trop tout de même, si l’on songe à ce que gagne un fonctionnaire, un enseignant. C’est qu’on a le souci, éminemment social, de ne pas créer un déséquilibre entre professions.

Il en est une qui prospère: c’est l’armée, qu’on voit quadriller le pays; du moins protéger le touriste, l’accompagner dans certaines traversées de villages, surveiller les sites. C’est bon pour nous, pour notre sécurité; c’est bon pour le tourisme, donc pour le pays, assurément. Et si l’on veut connaître ce qu’en pensent «les Egyptiens», on interroge le guide, et tous ceux avec lesquels un touriste peut entrer en contact. On aura ainsi droit à la doxa officielle: oui, l’armée est très présente. La tranquillité est revenue grâce au maréchal-président, qui se représente aux prochaines élections – en éliminant brutalement tous ses rivaux: mais cela, on l’a lu dans la presse internationale, de même que l’échec de la lutte contre le terrorisme au Sinaï. Au touriste, on soutiendra au contraire (pour ne pas l’inquiéter) qu’il n’y a pas de terroristes en Egypte; les attentats sont commis par des Syriens. Et le président était dans la cathédrale copte pour Noël.

De mon côté, je tairai mon homosexualité. J’ai lu, bien avant de venir ici, que la répression des gays s’est intensifiée ces dernières années. Je laisserai croire que je suis croyant, alors que je viens d’apprendre par le journal qu’un projet a été déposé au Parlement, qui veut rendre l’athéisme illégal.

Je suis un touriste qui sait se taire quand il le faut, par courtoisie (par lâcheté); un touriste qui est allé à la rencontre du passé, mais qui a pratiqué l’esquive avec le présent; un petit pigeon aux ailes fragiles, tôt rentré au bercail, sans dommages quoique un peu honteux du rôle qu’il a joué; mais heureux de pouvoir vous raconter ce qui ne vous apprendra rien.

* Ecrivain.

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lundi 8 janvier 2018

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