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Quand l’impensable défie la démocratie

Transitions

Dans les colonnes des journaux, les hasards du calendrier font se côtoyer deux actualités: l’initiative No Billag et la venue de Donald Trump à Davos. Bien qu’elles n’aient a priori rien de commun, je ne peux m’empêcher de leur trouver de troublantes similitudes. A l’origine, l’initiative tout comme la candidature inattendue du milliardaire américain semblent être nées d’un pari fou, d’un coup de tête, voire d’un délire narcissique.

Le monde politique n’en fit pas grand cas. Déjà, avec des noms pareils: No Billag, Donald Duck ou Schtroumpf rageur, est-ce bien sérieux? On eût tôt fait de considérer la chose comme un enfantillage ou l’éructation malodorante d’un histrion vulgaire et baratineur. Il paraît de plus que Trump n’avait pas envie d’être élu et que les auteurs de l’initiative anti-SSR ne pensaient pas parvenir à récolter 100 000 signatures. Quant à gagner, c’est une perspective qui semble aujourd’hui effrayer ces derniers; ils s’affairent à suggérer toutes sortes d’astuces pour contourner leur propre texte: redevances cantonales, financement d’émissions par les autorités fédérales, contributions publiques pour la retransmission d’événements sportifs, subventionnements discrets tous azimuts…

Dans les deux cas, on observe avec effarement comment ce que l’on croyait impensable parvient à prendre corps sous nos yeux incrédules et à se faire menaçant. Ce n’importe quoi ridicule finit par s’incruster, coloniser l’opinion comme une tumeur dont les cellules malignes sont en passe d’étouffer le corps social. D’abord ravis de ce qu’ils déclenchaient, les partisans de l’initiative annoncèrent rien de moins que l’apocalypse (Le Temps, 17.01.18) tandis qu’en face, on sonnait le tocsin. Finalement on assiste à l’apparition d’une forme de résilience du système: un mécanisme d’accommodation s’est mis en place, qui digère les aberrations surgies du grand trou noir de l’imprévu et recycle les impertinences des fauteurs de troubles.

Du coup, un tombereau de critiques s’abat sur la SSR et on s’empresse de gagner Davos pour serrer la main de Donald Trump. Selon 24 heures, le président de la Confédération se réjouit d’avoir pu lui parler «d’égal à égal»: Berset-Trump, même combat? Derrière les jeunes de No Billag, des chefs d’entreprises, des officines libertariennes s’engouffrent dans la brèche, se délectant par avance des profits que leur promet le saccage du service public. Quant aux sinistres pitreries du locataire de la Maison Blanche, elles servent d’écran à une escouade de néoconservateurs qui concocte, à bas bruit, une politique dévastatrice pour la justice sociale et pour l’environnement, tandis qu’un bataillon de généraux en retraite s’active à relancer l’industrie de l’armement. «Great»! Si ça se trouve, les grands patrons globalisés de chez nous, qui, à Davos, ont félicité Donald Trump avec effusion pour sa réforme fiscale, sont aussi ceux qui voteront oui à No Billag le 4 mars prochain.

Chacun à son échelle, chacun dans son contexte, les partisans de No Billag et ceux de Trump partagent la même défiance à l’égard des journalistes, ces fieffés gauchistes, et la même haine des médias «officiels», temples de la bien-pensance étatique. Les adorateurs du marché-roi prétendent choisir souverainement ce qu’ils consomment et ne payer que cela. Ils seraient d’accord de verser quelques francs pour un film sur leur petit écran, mais pas pour l’aide au cinéma; pour un concert, mais pas pour le soutien à la création musicale; pour des matches de foot, mais pas pour l’organisation d’événements sportifs; pour de l’information (tout de même), mais pas pour des reportages d’investigation. Ils ne se vivent pas en citoyens mais en consommateurs, comme si la vie se résumait à des produits, à l’exclusion de toute pensée.

Peut-être pratiquent-ils de la même façon dans le domaine de la santé? Pas de redevance, pas non plus de primes d’assurance: payer juste les soins consommés, soit l’éventuelle opération du genou après un accident de freeride dans la poudreuse, une séance de physio et basta! Donald Trump n’a-t-il pas juré de mettre à bas l’Obamacare? Finalement, c’est l’appartenance à une communauté qui est sacrifiée au profit d’un ensemble à choix multiples d’individus dispersés, abandonnés à eux-mêmes. Cela revient à tuer la démocratie en usant des instruments propres à la démocratie.

Par chance, il semble désormais probable que la résilience citoyenne, mieux que celle du système, parviendra à faire barrage à No Billag. Pour Donald Trump, on espère pouvoir compter sur les fidèles défenseurs de la démocratie, pour autant que le gros bouton nucléaire n’ait pas fait tout exploser avant.

* Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Transitions

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lundi 8 janvier 2018

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