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Du sexisme au harcèlement sexuel

«Tout se passe au fond comme si les femmes au travail – ou dans la sphère politique – n’étaient pas considérées comme des professionnelles.» Loin de la drague ou de la séduction, le harcèlement sexuel relève des questions de pouvoir. De la blague grasse au machisme «bienveillant», Viviane Gonik pointe différentes déclinaisons de la domination.
Du sexisme au harcèlement sexuel
La Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes circonscrit le harcèlement sexuel au lieu de travail, mais elle englobe dans les comportements incriminés tous les actes de sexisme. KEYSTONE
Travail

Depuis que l’affaire Weinstein a éclaté, la question du harcèlement sexuel est omniprésente dans tous les débats, incitant les femmes à désigner leur agresseur et poussant les différentes autorités à prendre des mesures. Beaucoup de propos sont tenus qui peuvent laisser perplexe. On évoque la parole libérée des femmes, alors que depuis des décennies elles subissent ces violences, en parlent et s’en plaignent dans une indifférence opaque. Selon Karine Lempen, professeure de droit à l’université de Genève, qui a étudié environ 200 décisions de justice liées au harcèlement sexuel au travail rendues en Suisse entre 2004 et 2015, les victimes ont perdu leur procès dans 80% des cas (1).

Par ailleurs, certain-e-s craignent une vague de puritanisme qui limiterait les possibilités de «draguer» des femmes (2), oubliant au passage que la séduction n’a rien à faire avec le harcèlement et que se faire embrasser de force, se faire mettre la main aux fesses ou recevoir des images pornos sur sa messagerie ne sont pas les manières les plus plaisantes pour entrer dans une relation amoureuse.

Le problème du harcèlement sexuel n’est pas une histoire de sexe, de drague ou de séduction, mais bien une question de pouvoir et de domination. C’est la partie agressive et violente du sexisme, omniprésent dans les espaces publics, tant dans la rue qu’au travail. Il constitue une intrusion non voulue dans la vie privée et dans l’intimité. On peut alors se demander quel est le message véhiculé par ces formes de domination.

Au travail, les femmes ne sont pas vraiment à leur place

Si de plus en plus de femmes ont un emploi et travaillent à l’extérieur de chez elles, elles sont néanmoins toujours vues comme plus légitimes dans la sphère familiale que professionnelle. La «vraie» place des femmes n’est ni dans la rue, ni dans un lieu de travail, mais à la maison. Le langage en est une belle illustration: un homme public est un homme d’influence; une femme publique est une prostituée que tout homme peut aborder.

Le sexisme peut prendre des formes multiples: des réflexions sur le physique et la manière de s’habiller, des blagues lourdes, comme le témoigne S. dans le blog «sexisme ordinaire» (www.sexismeordinaire.com/): «Lors d’une réunion, l’ambiance est détendue et mon boss se dit qu’une bonne blague ne serait pas de trop: ‘Comme disait mon père, les femmes c’est que de l’eau, soit ça pisse, soit ça pleure…’».

En 2016, le New York Times publiait une tribune de Sam Polk, un ex-trader repenti, parlant de la tradition à Wall Street du bro talk, la conversation entre «frères». (3) Une véritable confrérie, au sens premier du terme, qui exclut de fait les collègues femmes en les ramenant au statut d’objet sexuel. Sam Polk y évoque ces armées de traders dressés à fanfaronner: «à propos de collègues féminines: J’aimerais la prendre par-derrière». Si les femmes protestent, on les dénigre d’autant plus: «ce n’est pas si grave», ou «c’est juste une blague». Il faudrait prendre une blague sexiste dans la figure et de plus en rire – mais, c’est connu, les femmes n’ont pas le sens de l’humour.

On peut aussi évoquer la coutume d’appeler les femmes par leur prénom, quel que soit leur statut. En novembre dernier, la télévision française diffusait la passation de pouvoir au poste de secrétaire d’Etat auprès du ministre français de l’Economie. On voyait Bruno Lemaire remercier le jeune sortant en indiquant ses prénom et nom, et présenter la nouvelle secrétaire d’Etat, femme plus expérimentée, uniquement par son prénom. On pourrait aussi parler des femmes ministres du gouvernement Juppé, que les médias avaient affublées du sobriquet de «jupettes», signifiant implicitement qu’elles n’étaient là que pour la décoration.

Ces comportements discriminatoires limitent de fait les possibilités de carrière des femmes: elles se sentent humiliées, adoptent des stratégies d’évitement, s’habillent de la manière la plus neutre, se taisent de peur de subir des remarques déplacées. Une étude publiée en 2016 à l’Université de Genève indique que le sexisme exprimé sous une forme directe ou subtile (hostile ou bienveillante) constitue sans doute un des obstacles majeurs aux carrières des chercheuses (4).

Si les femmes réagissent trop brutalement, elles perdent leur emploi. Si elles ne disent rien, aussi. Si elles veulent dénoncer en interne leur agresseur, le harcèlement sexuel devient harcèlement moral. Ainsi, les femmes qui, dans leur travail, ont une fonction d’encadrement ou de supervision encourent beaucoup plus de risques d’être mobbées que leurs collègues masculins. Selon l’auteure, c’est la preuve que le harcèlement est moins une question de désir sexuel que de contrôle et de domination: pour les collègues, clients et supérieurs hiérarchiques, il servirait d’«égaliseur» dans les relations avec les femmes en position de pouvoir (5).

Un moyen de bien faire comprendre aux femmes qu’elles outrepassent leur rôle

C’est d’autant plus réel en période de chômage, où les femmes sont alors perçues comme des concurrentes prenant la place des hommes. Le sexisme jusqu’au harcèlement est alors un moyen de bien faire comprendre aux femmes qu’elles outrepassent là leur fonction et leur rôle essentiel, pénétrant dans un territoire naturellement dévolu aux hommes où la chasse peut-être alors ouverte.

Dans certains secteurs professionnels qui se sont construits et organisés autour de la figure de l’homme fort, des comportements virils – voire machistes – sont valorisés pour faire face au danger et à la peur. C’est ce que Christophe Dejours a décrit comme une «idéologie défensive de métier» (6). On peut citer le domaine de la médecine, dans les études comme à l’hôpital, où l’omniprésence de la sexualité (à travers blagues, commentaires, dessins et/ou harcèlement sexuel) pourrait servir de frein à la peur de la mort et à l’omniprésence des corps. Cependant, ce sont les femmes qui sont avant tout visées par ces remarques, comme l’éclaire l’exemple de cette interne qui, entrant dans une salle d’opération, se fait accueillir par «tiens, voilà un vagin qui entre». A noter, de plus, que ces comportements émanent presque exclusivement de médecins bien placés dans la hiérarchie. L’entrée massive des femmes dans cette profession n’a pas fondamentalement modifié cette survalorisation virile. Du coup, les femmes font souvent semblant d’apprécier ces attitudes, les copiant parfois pour se faire accepter dans le «club».

OUVRIÈRES SOUS LA CONTRAINTE

MetroBoulotKino > Le cinéclub syndical genevois MétroBoulotKino propose 7 minutes, une fiction de Michele Placido (Italie, 2016) pour sa soirée de projection du 30 janvier à Fonction: cinéma. Dans la petite ville française d’Yssingeaux, en 2012, une dizaine d’ouvrières sont appelées à se décider sur l’avenir de leur fabrique, qui vient d’être cédée à une multinationale du textile. Afin de conserver leur emploi, elles doivent renoncer à sept minutes – sur les quinze normalement accordées – de leur pause-déjeuner quotidienne par une décision soumise au vote. Le réalisateur Michele Placido – qui incarne aussi le rôle d’un dirigeant de l’entreprise – a adapté une histoire vraie qui s’est déroulée à Latina, en Italie. Coproduction italo-franco-suisse, le film invite à réfléchir sur la crise du travail en livrant un portrait passionné de onze femmes sous la contrainte, une histoire de droits qu’il faut défendre bec et ongles. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour travailler? Sept minutes, cela semble dérisoire par rapport au risque de licenciement. Dès lors, pendant qu’en haut, les dirigeants célèbrent sournoisement la fusion d’entreprise, en bas a lieu une confrontation très serrée des raisons en faveur d’un oui ou d’un non. La séance de mardi sera suivie d’une discussion avec Danièle Linhart, sociologue du travail. CO

Mardi 30 janvier à 19h, Fonction: Cinéma, Maison des Arts du Grütli, 16, rue Général-Dufour, Genève, www.metroboulotkino.ch

Tout se passe au fond comme si les femmes au travail – ou dans la sphère politique – n’étaient pas considérées comme des professionnelles. Le terme de «promotion canapé», largement utilisé pour décrier les ambitions professionnelles des femmes, laisse entendre que leur carrière n’est pas due à leurs compétences mais avant tout à leur capacité de séduire.

Face aux caractéristiques d’expertise, de rationalité et de sens du commandement attribuées aux hommes, ce sont avant tout des «qualités innées» liées aux rôles féminins qui sont mises en avant: dévouée, attentive, discrète, maternelle, rangée, patiente, compatissante. Le rôle premier et «essentiel» des femmes en milieu professionnel devient alors celui de femmes d’appui ou de confort à disposition de tout homme, puisqu’elles sont en dehors de leur foyer et hors de la protection de leur «homme».

Sexisme et harcèlement sont deux facettes de la domination masculine. D’ailleurs, les deux sont sanctionnés par le même article de loi. En Suisse, depuis 1996, le harcèlement sexuel est défini par la loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes comme une discrimination. Par «comportement discriminatoire», on entend «tout comportement importun de caractère sexuel ou tout autre comportement fondé sur l’appartenance sexuelle, qui porte atteinte à la dignité de la personne sur son lieu de travail» (art.4 LEg).

Cette définition est d’un côté restrictive, car elle circonscrit le harcèlement sexuel au lieu de travail, mais elle est d’un autre côté assez large, car elle englobe dans les comportements incriminés tous les actes de sexisme. Ce qui est important, c’est le caractère non désiré des comportements. De plus, le harcèlement peut se manifester sous la forme de chantage, mais aussi, et c’est plus souvent le cas, de climat de travail hostile. Dans ce dernier cas, «la personne victime est soumise à des plaisanteries, des allusions, des insultes, des propositions, toutes de caractère sexuel et sexiste.» (7)

On peut espérer qu’au-delà du battage médiatique autour des histoires de prédateurs sexuels, une authentique politique de mixité dans les entreprises mettra un terme à ces formes de discrimination. On peut également souhaiter que de véritables sanctions soient prises envers les agresseurs, pour que cesse enfin l’impunité dont ils profitent.

* Ergonome, spécialiste de la santé au travail. Viviane Gonik tient à remercier l’Institut romand de recherche et de formation sur les rapports sociaux de sexes «le 2e Observatoire» qui œuvre depuis vingt ans pour dénoncer toutes les formes de discriminations, www.2e-observatoire.com
Publication conjointe avec REISO, revue d’information sociale, www.reiso.org

1) Karine Lempen, Aner Voloder, «Analyse de la jurisprudence cantonale relative à la loi sur l’égalité entre hommes et femmes (2004-2015)», UNIGE, 2017, http://bit.ly/2DKWpzg
2) Voir la tribune polémique «La liberté d’importuner», signée par une centaine de femmes, parue dans Le Monde du 10 janvier 2018.
3) Lire Julie Rambal, «La misogynie banalisée par le rire», Le Temps du 6 juin 2017.
4) Klea Faniko, «Carrières académiques à l’Université de Genève: le facteur humain», 2016.
5) Heather McLaughlin, «A longitudinal analysis of gender, power, sexual harassment in young adulthood », Congrès de l’American Sociological Association, 7-11 août 2009.
6) Christophe Dejours, Le facteur humain, coll. Que sais-je?, Presses Universitaires de France, 2014.
7) Véronique Ducret, Pour une entreprise sans harcèlement sexuel. Un guide pratique, Genève, Georg éditeur, 2008 [2001], p. 22.

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