Chroniques

L’Art domestiqué

Chroniques aventines

Récemment paru à La Fabrique, La Domestication de l’art. Politique et mécénat nous fournit l’occasion de prolonger une réflexion entamée dans ces mêmes colonnes sous le titre «L’Argent à l’œuvre» (14.2.2015). D’une plume mordante, Laurent Cauwet dresse le réquisitoire des relations qu’entretiennent le monde de l’art et celui de l’argent.

L’auteur est membre d’Al Dante – un collectif éditorial basé à Marseille qui entend «mettre en faillite l’intellectualisme pédant comme l’abrutissement de masse» et qui «ne suit ni ne cherche à initier aucune mode».

On peut grossièrement résumer les thèses de son dernier essai de la façon suivante: l’art tend à devenir un agent du Capital en tant qu’il concourt 1) à sa valorisation 2) à la neutralisation de la critique 3) à la pacification sociale et 4) à la gentrification.

Premièrement donc, l’art valorise le Capital. Cauwet note qu’il fonctionne plus que jamais comme un pourvoyeur de prestige instrumentalisable. Plusieurs ouvrages récents appuient son diagnostic dont La Nouvelle Aura. Economies de l’art et de la culture (2016) de Jean-Pierre Cometti, Enrichissement. Une critique de la marchandise (2017) de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre ou la contribution d’Olivier Quintyn dans L’Art et l’argent (2017). Selon le dernier cité, l’intérêt des magnats pour l’art contemporain tient en effet non seulement à des stratégies d’optimisation fiscale mais aussi à la possibilité, par ce biais, d’enrichir d’autres marchandises «par un transfert de capital symbolique qui se traduit en capitalisation réelle».

Deuxième élément, la neutralisation de la critique. LVMH offre un cas d’école: dirigé par l’homme d’affaires Bernard Arnault, le groupe de luxe constitue l’un des principaux annonceurs de presse; qu’il arrose les médias ou se rétracte, LVMH est susceptible de «maintenir en vie ou (…) couler un grand nombre de titres».
Plus indirectement, le mécénat vaut onction. Ainsi, aux accusations de pollutions ou d’exactions colonialistes, Total répond en investissant dans la santé, la biodiversité et au musée du quai Branly.

Pointé du doigt à cause de l’une de ses succursales employant des Kurdes de 9 à 13 ans, à cause de ses travailleuses tunisiennes qui travaillent six jours sur sept pour 0,7 euro de l’heure, à cause de la répression brutale de ses ouvrières en grève à Phnom Penh ou de l’effondrement meurtrier, en 2013, au Bangladesh, d’un immeuble abritant plusieurs ateliers, Benetton détourne les esprits – par l’entremise de sa fondation Imago Mundi – en s’attachant les services d’une foule d’artistes entreprenant «une encyclopédie internationale de l’art, une véritable carte du monde et de son ­humanité».

Arrêtons-nous également avec Cauwet sur le cas de BNP-Paribas. L’auteur nous rappelle que ladite banque – active dans les milieux de l’art à Genève – a été «condamnée l’année dernière pour avoir trompé et volé ses clients, mise en cause pour complicité de génocide, de crime contre l’humanité et de crime de guerre pour avoir participé au financement d’un achat illégal d’armes automatiques utilisées dans le massacre des Tutsis, au Rwanda, en juin 1994 – d’après Le Monde du 29 juin 2017 –, et actuellement impliquée dans le projet d’installation de gazoducs sur le territoire du Dakota, au Texas, à la frontière mexicaine.»

Accepter cet argent, clame Cauwet, n’est pas anodin: «Le problème (…) est de savoir ce qu’implique, pour l’artiste, d’accepter cet argent: non seulement les comptes qu’il doit rendre à ceux qui le financent mais aussi le contexte dans lequel l’œuvre se trouve dès lors insérée – les financements et les partenaires donnent une couleur aux œuvres et aux gestes». Entre claire allégeance et autocensure, la gamme est vaste des effets de l’argent.

Le troisième item concerne la pacification sociale et donne l’occasion à l’auteur de soumettre le Ministère de la culture – qu’il appelle significativement «l’entreprise culture» – à un traitement au vitriol. Les «grandes messes festives» et autres festivals, biennales, triennales subventionnés par le Ministère auraient «pour fonction principale d’occulter la guerre sociale». Semblablement, l’envoi d’artistes dans les quartiers populaires serait appelé à figurer la «sollicitude» des dominants, à «convaincre cette population que [sa] parole, [son] regard, [sa] pensée ont un sens et comptent».

La bienveillance, l’humanisme comme «étouffoir du politique». Dernier élément, la gentrification. Pour l’animateur d’Al Dante, «les somptueuses opérations de type Capitale européenne de la culture» participent du «remodelage» des agglomérations, de la relégation des populations «indésirables» dans des banlieues toujours plus éloignées. «Ainsi, c’est par la fête (…) qu’aujourd’hui se joue la mutation de nos villes (…). Le Capital n’avance plus à coups de canon, mais précédé d’une milice dansante, bruissante, bigarrée d’artistes (…).» Pour accréditer sa thèse, Cauwet s’appuie sur l’exemple de Marseille, «capitale de la culture» en 2013 dont il a «apprécié» les répercussions.

Concluons ce sombre tableau en nous demandant si l’artiste peut échapper à ce rôle de «supplétif de la domination»? Laurent Cauwet ouvre quelques pistes, modestes ou amères: d’abord la possibilité de vivre des revenus d’un autre métier; ensuite celle de faire de la perruque, de ruser. Deux conseils auxquels les menaces sur les budgets culturels et la vigueur du Capital donnent un regain d’actualité.
 

* Historien et praticien de l’action culturelle
(mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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