Octobre 1917: la fête est finie
De la place Rouge, où repose toujours la momie de Lénine, à celle de la Révolution en passant par la station de métro Octobre, où commencent les 13 kilomètres rectilignes de l’avenue Lénine, le souvenir de 1917 est aujourd’hui encore omniprésent dans les rues de Moscou. Alors qu’à l’étranger se préparent une multitude de colloques, débats, expositions et autres publications visant à commémorer le centenaire de la Révolution d’Octobre, la Russie ne pouvait décemment pas passer à côté de l’événement. Pour le gouvernement de Vladimir Poutine, l’exercice est cependant des plus délicats. D’une part, parce que c’est un sujet sur lequel l’opinion nationale est encore très divisée et, de l’autre, parce que la révolution d’octobre 1917 représente tout ce que le régime abhorre: l’agitation, le renversement de l’autorité et surtout la remise en cause de l’Etat.
A défaut de remettre au goût du jour les grandes parades organisées autrefois pour montrer à la face du monde la puissance du pouvoir soviétique (lire ci-dessous), une commission d’historiens a donc été créée en décembre 2016 afin de plancher sur le sujet. Explications avec Korine Amacher, professeure associée à la Faculté des lettres de l’Université de Genève (Unige) et au Global Studies Institute et auteure de deux articles sur le sujet publié ce printemps respectivement dans Le Monde Diplomatique et dans l’édition en ligne de La Vie des idées1 value="1">K. Amacher, «L’embarrassante mémoire de la Révolution russe», laviedesidees.fr, 14 avril 2017, http://bit.ly/2y6pTHQ; K. Amacher, «Fêter une révolution sans donner des idées», Le Monde diplomati-que, mars 2017, http://bit.ly/2win9CY.
«Durant toute la période soviétique, la date du 7 novembre [qui correspond au 25 octobre dans le calendrier julien en vigueur en Russie jusqu’en 1918, ndlr] a donné lieu à des célébrations qui n’ont eu d’égal, à partir du milieu des années 1960, que celles organisées pour saluer la victoire du régime au cours de ce que les Russes appellent ‘la Grande Guerre patriotique’, soit la Deuxième Guerre mondiale, explique l’historienne. Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, les choses ont cependant beaucoup changé.»
Les premières lézardes dans le solide édifice bâti par la propagande soviétique apparaissent dès avant la fin de la Perestroïka (nom des réformes économiques et sociales menées en URSS par le président Gorbatchev). En 1987, dans un climat qui a fait naître des espoirs de changement au sein de larges franges de la population, la parade officielle du 7 novembre donne lieu à une contre-manifestation où fleurissent les slogans antisoviétiques. L’ouverture des archives, entamée dans les années suivantes, et la découverte de l’ampleur des répressions du régime soviétique contre sa population accentuent la tendance et nourrissent les critiques à l’égard de l’héritage du stalinisme d’abord, puis du léninisme. En 1991, alors que la Russie entre dans l’ère des réformes libérales voulues par Boris Eltsine, les manifestations officielles sont annulées et seuls quelques nostalgiques du communisme défilent dans les rues de la capitale. Deux ans plus tard, dans les premiers manuels scolaires d’histoire de l’ère postsoviétique, la Révolution d’octobre est dépeinte comme le «creuset du stalinisme» et donc comme une forme de crime absolu contre la nation russe. Dans la foulée, en 1996, la journée du 7 novembre – qui reste malgré tout un jour férié jusqu’en 2004 – est rebaptisée «Journée de l’unité et de la réconciliation».
«Selon cette lecture libérale de l’histoire, la Révolution d’Octobre est un coup d’Etat fomenté par des fanatiques qui ont détourné la Russie de sa voie naturelle, celle des réformes et de l’occidentalisation, explique Korine Amacher. A l’inverse, les dernières années du régime tsariste sont largement idéalisées avec une mise en avant de l’industrialisation, de la modernisation et du bouillonnement culturel que connaît alors le pays. Cette vision ne résistera toutefois pas à l’échec des réformes et à la terrible crise économique et sociale de la fin des années 1990.»
En 2003, Poutine exige des historiens qu’ils remettent de l’ordre dans les manuels
Avec l’arrivée au pouvoir de Poutine, en mai 2000, le ton change en effet du tout au tout. Pour le nouveau président, qui estime que copier l’Occident est une impasse, ce qui compte surtout c’est que la Russie dispose d’un pouvoir fort. Que celui-ci soit l’héritage du bolchevisme ou du tsarisme n’a, en soi, aucune importance. «En 2003, lors d’une rencontre avec des historiens, il explique ainsi qu’il faut arrêter de dénigrer constamment l’histoire de la Russie et de montrer que tout le monde s’est trompé, précise Korine Amacher. Cette vision noire du passé ne permettant pas de créer des patriotes fiers de leur pays, Poutine exige que l’on remette de l’ordre dans les manuels en mettant l’accent sur ce qui rassemble plutôt que sur ce qui divise la nation.» Selon cette nouvelle doxa, les sacrifices endurés par la population sous le stalinisme constituent un mal nécessaire grâce auquel le pays a pu remporter la victoire contre l’Allemagne nazie et accéder ainsi à la grandeur, à la réussite et à la gloire. Dans un effort visant à réunir l’histoire tout entière du pays dans un ensemble cohérent, il s’agit également de célébrer les grandes heures du tsarisme.
En 2012, le bicentenaire de la «guerre patriotique» de 1812 contre les troupes napoléoniennes donne ainsi lieu à une reconstitution de la bataille de Borodino qui mobilise plusieurs milliers de figurants. L’année suivante, ce sont les 400 ans de l’avènement de la dynastie des Romanov qui sont salués avec faste, tandis que chaque année, le 9 mai, date de la capitulation de l’Allemagne, est également marqué par des commémorations d’ampleur nationale.
L’épisode révolutionnaire de 1917, quant à lui, cadre mal dans le tableau. «Ces diverses célébrations participent d’un schéma logique: l’unification et la centralisation de l’Etat russe, analyse Korine Amacher. En revanche, la révolution évoque la destruction de l’Etat, la Russie à genoux et le sang charrié par la terrible guerre civile.» Exalter ce moment chaud – sur lequel l’opinion russe est aujourd’hui très divisée, comme le montrent de nombreux sondages – risquerait par ailleurs de donner une forme de légitimation aux «révolutions colorées» survenues notamment en Géorgie et en Ukraine, signal que Vladimir Poutine veut à tout prix éviter de donner.
Jusqu’ici la question ne posait pas réellement problème et avait été esquivée assez habilement. En 2005, le pouvoir remplace la fête du 7 novembre par une «Journée de l’unité nationale», fixée le 4 novembre, date qui fait référence à la fin des interventions étrangères, en particulier polono-lituaniennes, dans la Russie moscovite de 1612. Et si, depuis plusieurs années, on continue de parader dans les rues de Moscou le 7 novembre, ce n’est pas pour commémorer la Révolution de 1917 mais pour rendre hommage – en costume d’époque – aux quelque 30 000 soldats qui avaient participé au défilé de 1941 avant de partir au front pour défendre la patrie contre les troupes nazies, alors aux portes de Moscou.
«Ces décisions montrent que le pouvoir actuel ne se résout ni à gommer la révolution ni à la commémorer en tant que telle, constate Korine Amacher. Au lieu de cela, il tente de fondre plusieurs événements historiques afin de susciter une adhésion collective plus forte.»
C’est en tout cas le sens des manuels d’histoire publiés en 2007 dans lesquels les Révolutions de Février et d’Octobre ainsi que la guerre civile sont réunies en un seul bloc intitulé «Grande Révolution russe», avec l’intention évidente de placer cette dernière au même niveau que la «Grande Révolution française» et d’en souligner le rayonnement mondial. L’idée générale est que la Russie est sortie de cet épisode plus forte qu’auparavant, sous la forme de l’URSS. Blancs comme rouges méritant par ailleurs un respect égal pour avoir été prêts à donner leur vie pour le pays.
C’est également le message divulgué par le ministre de la Culture Vladimir Medinski en 2015 lorsqu’il expliquait que les commémorations à venir avaient pour objectif de promouvoir tout à la fois la continuité du développement historique de la Russie, de l’Empire russe à la Fédération de Russie en passant par l’URSS, de condamner la terreur révolutionnaire, et de souligner – ce qui résonne comme un avertissement dans la Russie actuelle – qu’il n’est jamais bon de compter sur une aide étrangère pour régler des problèmes internes. Enfin, toujours selon le ministre, évoquer les différends idéologiques entre les Rouges et les Blancs, pointer des coupables sera moins important que de souligner que les deux camps voulaient la «prospérité de la Russie et une vie meilleure sur Terre».
«Le choix de déléguer l’organisation des manifestations de ce centenaire à des historiens reste malgré tout intéressant dans la mesure où il permettra de s’arrêter sur ce ‘moment révolutionnaire’ d’octobre dont l’interprétation pose problème, conclut Korine Amacher. Au travers des colloques et autres expositions, il va être possible de confronter des points de vue très différents et de faire le point sur l’état de la question. Ainsi, à n’en pas douter, la voix officielle sera contrebalancée par des avis émanant des milieux tant scientifiques et culturels que politiques. Cela avait également été le cas entre 2007 et 2009, lorsque le pouvoir avait tenté d’imposer une vision positive du stalinisme en insistant sur la modernisation à marche forcée du pays, qui a permis à l’URSS de remporter la victoire durant la guerre.»
Le 7 novembre au pays des Soviets
Jour de la prise du Palais d’hiver par les bolcheviks, le 7 novembre 19172 value="1">Date qui correspond au 25 octobre dans le calendrier julien en vigueur en Russie jusqu’en 1918. est très rapidement devenu une date phare dans le calendrier soviétique. Ritualisées à partir de 1927, les cérémonies organisées à cette occasion étaient censées refléter la grandeur du régime. Mais elles en reflètent également les mutations, comme l’a montré une exposition organisée ce printemps dans le cadre de la deuxième édition du Festival Histoire et Cité organisé par la Maison de l’histoire de l’Unige.
Dès 1918, malgré la guerre civile, le 7 novembre devient un jour férié. Le programme qui va s’étoffer au fil des années est constitué de discours officiels – avec Lénine sur la place Rouge en 1918 –, de parades militaires, de défilés de manifestants, d’inauguration de plaques commémoratives et de monuments, de carnavals politiques, de bals populaires et de spectacles de masse. En 1920, plusieurs milliers de figurants sont ainsi mobilisés pour rejouer la prise du Palais d’Hiver.
«Ces manifestations visent à unifier les peuples et les territoires soviétiques dans la célébration d’octobre, explique Jean-François Fayet, professeur à l’Université de Fribourg et commissaire de l’exposition. Cette allégorie du peuple en marche se veut spectacle, mais un spectacle auquel tous sont censés participer, effaçant la frontière entre acteurs et spectateurs. Du moins les premières années.»
Avec l’installation du stalinisme, la chorégraphie du défilé évolue. Plus question de sarabandes et de satires plus ou moins spontanées, il s’agit désormais de démontrer sa force et de mettre en scène une population disciplinée, hiérarchisée et mobilisée autour de ses dirigeants, comme le montre le premier de ces grands anniversaires, celui de 1927, qui marque les 10 ans du régime. «On voit alors se mettre en place une mécanique répétitive aux accents militaro-patriotiques, tendance qui va encore se renforcer avec la victoire de 1945, puis avec la Guerre froide» précise Jean-François Fayet.
En 1967, à l’occasion des 50 ans du régime, trois jours de défilés sont programmés. Devant des invités venus du monde entier se déroule une gigantesque parade militaire. On y voit se succéder l’Armée rouge telle qu’elle était à l’époque de Lénine, les nouveaux bataillons de fusiliers marins (équivalent des «marines» américains), puis, clou de la parade, des fusées stratégiques dernier cri, d’une portée de plusieurs milliers de kilomètres, «comme n’en possède aucune autre armée au monde», selon les dires du secrétaire général du Comité central du Parti communiste d’URSS, Léonid Brejnev. VM
Notes
*Paru dans Campus n° 130, septembre 2017, magazine scientifique de l’université de Genève.