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Deux humanistes parlent de leur mort à venir

«Oser la mort». Sous un titre un brin provocateur, Bernard Crettaz et Jean-Pierre Fragnière ont signé un ouvrageB. Crettaz, J.-P. Fragnière, Oser la mort, Ed. Socialinfo, Lausanne, 2017, 164 p., 26 francs. à quatre mains dans lequel ils croisent leurs regards sur le vieillissement et la mort. Une recension proposée par Jean Martin.
Livre

Bernard Crettaz et Jean-Pierre Fragnière: deux noms connus en Suisse romande. Bernard Crettaz, ancien conservateur au Musée d’ethnographie de Genève, a créé le concept de «Cafés mortels» où on échange informellement sur la mort, dont il animé une centaine de réunions; le concept a été repris dans plusieurs pays. Jean-Pierre Fragnière, qui a enseigné la sociologie à l’Ecole d’études sociales et pédagogiques de Lausanne et à l’Université de Genève, a eu une intense activité d’éditeur depuis plus de trente ans. Les deux sont originaires du Valais, dans un milieu rural au cadre catholique strict. Voilà pour les auteurs.

A la retraite mais très actifs, les deux hommes écrivent sur la mort. Crettaz enrichi par son expérience des Cafés mortels; Fragnière sur la base de son expérience – souvent lourde – au contact de la médecine et des hôpitaux (traitements anticancéreux, transplantation) depuis plusieurs années. Tout académiques qu’ils sont, les auteurs sont ainsi des explorateurs de la mort sur des plans très pratiques: «Nous avons été élevés entre le catéchisme, le régent voire le gendarme. Tout cela sous l’œil vigilant de la voisine occupée à assumer le contrôle social, l’efficace ancêtre de nos caméras modernes. On apprenait très tôt qui était habilité à définir les règles et à trancher les conflits. La rapide fragilisation de ce système a ouvert des espaces au marché de la gestion des comportements et des prestations de soutien à la vie privée. Des cohortes de professionnels ont offert leurs services (…) On observe une véritable marchandisation de la mort. Parmi d’autres les croque-morts en sont les éminents représentants. Ils ont pris la place des clergés.»

Deux types de cheminements. Crettaz se décrit comme vivant le vieillissement «par glissade», descente de la pente par le poids des ans: «Je me trouve très seul à l’heure où les faits me signifient que je suis vieux, lorsque des tremblements grippent les gestes quotidiens, quand la sauce tache ma chemise, lorsque je me mets à jauger un appartement en fonction de l’accessibilité des toilettes.» Fragnière, lui, parlant de lui et d’autres comme de survivants (à la faveur des progrès médicaux), décrit une «vie et mort en escalier», avec les allers-retours qu’il a connus entre la maladie et une meilleure santé – un «cache-cache avec la mort», ponctué de sursis longs. «Qui n’a pas un survivant dans son entourage? Il faut prendre la mesure des conséquences de ces succès que nous avons construits et mis en œuvre. Mais aussi, chacun sait que dans l’escalier il existe la dernière marche.»

Quant à la question de la fin de vie: «Sur les rivages de la fin, nous ressentons une forte invitation à desserrer les liens (…). Nous devinons qu’il sera impossible d’échapper à l’hésitation et aux incertitudes.» Avec l’évocation de l’option de décider de s’en aller quand la vie devient trop lourde, au moyen du suicide assisté: «Pourtant, ils reviennent à la charge, tous ceux qui veulent nous inviter à souffrir en silence, à vivre notre déchéance jusqu’au bout. Ne pas succomber à la tentation de mettre fin au calvaire. Avec quel argument: il ne faut pas faire de peine à ceux qui restent. A méditer».

Pour chacun, ce livre apporte du grain à moudre, il fait se demander si on ne devrait pas consacrer plus d’attention à la mort qui va venir (statistiquement bientôt pour ceux qui, contemporains des auteurs, ont vécu trois-quarts de siècle et au-delà). Ceci sans alarmisme ni «dirigisme», sur un mode dialoguant, proche de la vie pratique – et de la mort pratique, dans des pages relevant ce qu’il fau(drai)t préparer en vue de sa propre mort ou décrivant, parfois des démarches funéraires.
* Médecin de santé publique retraité, ancien médecin cantonal vaudois.

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