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Gorz au passé, au présent et au futur

A l’occasion des dix ans de la disparition du penseur André Gorz, de nombreuses publications lui sont consacrées cet automne. Un séminaire reviendra sur sa pensée durant tout le semestre à l’Université de Lausanne.
Antoine Chollet: «Gorz n’a jamais cherché à plier la réalité sociale EXTRAIT YOUTUBE/FOCUS
Philosophie

Il y a tout juste dix ans, le 22 septembre 2007, Gérard Horst et son épouse Dorine se sont suicidés dans leur maison de Vosnon, près de Troyes. C’est toutefois sous d’autres noms que cet intellectuel, militant et journaliste s’est fait connaître d’un public de plus en plus large au fil des ans. Les lecteurs le découvrent d’abord sous le pseudonyme d’André Gorz en 1958, dans un récit autobiographique de facture très existentialiste: Le Traître. Les lecteurs du Nouvel Observateur le connaîtront quant à eux un peu plus tard sous le nom de Michel Bosquet, avec lequel il signe ses articles et les quelques livres qui rassemblent les plus importants d’entre eux, comme Critique du capitalisme quotidien (1973) ou Ecologie et liberté (1977). Pour cette figure qui a toujours tenu en horreur toute identification, ce jeu sur les noms lui convenait bien.

Bien des lecteurs ont découvert l’existence d’André Gorz à l’occasion de la publication de sa Lettre à D. en 2006. Ce tout petit livre est très rapidement devenu son plus grand succès de librairie, dépassant de très loin les ventes de ses autres ouvrages. Dans ce texte qu’il est difficile de lire sans être bouleversé, Gorz avoue sa dette intellectuelle et matérielle à sa femme Dorine. C’est une inoubliable déclaration d’amour, à la fois pudique et infiniment émouvante, un texte que tout le monde rêve sans doute de pouvoir adresser un jour à quelqu’un. Dans l’entretien qu’il a accordé à Michel Contat pour Le Monde, à l’occasion de la sortie du livre, Gorz disait ceci de leur relation: «Dorine et moi vivons dans l’infini de l’instant en sachant qu’il est fini et c’est très bien ainsi. Pour nous, le présent suffit». Comment ne pas y voir une définition possible de la passion la plus exigeante?

Un parcours atypique

Avant que ne paraisse ce texte, André Gorz était cependant connu d’un cercle d’initiés, qui s’était considérablement élargi à partir des années 1980 avec la parution d’une série de textes importants sur les mutations du capitalisme contemporain. Ses Adieux au prolétariat avaient fait grand bruit à leur parution en 1980 et marqué de nombreux militants, tout comme les titres qui les avaient suivis et approfondis: Les chemins du paradis (1983), Métamorphoses du travail (1988), puis Capitalisme, socialisme, écologie (1991) et Misères du présent, richesse du possible (1997). Il a été dans ces années une source d’inspiration importante pour des pans entiers de la gauche européenne et américaine, peut-être même davantage hors de France que dans son pays d’accueil, d’ailleurs.

La carrière intellectuelle de Gorz n’a pas commencé en 1980, on s’en doute. Celui qui s’appelle alors Gerhart Hirsch naît à Vienne en 1923 (inquiet de la montée de l’antisémitisme en Autriche, son père se convertira au catholicisme et changera son nom en Horst en 1930). Ses parents le mettent à l’abri en Suisse dès 1939, où il poursuivra sa scolarité au Lyceum alpinum de Zuoz, en Engadine. Il vit ensuite à Lausanne de 1941 à 1949. C’est là qu’il rencontre sa femme Doreen, une Anglaise, avec laquelle il va vivre pendant près de soixante ans. Il y côtoie aussi plusieurs figures comme Freddy Buache. Puis, à partir de 1949, celui qui deviendra plus tard André Gorz s’installe avec sa femme à Paris. Débute alors une double activité de journaliste, dans divers titres mais surtout au Nouvel Observateur, dont il participe à la création en 1964, et d’intellectuel engagé, qui se concrétise notamment par ses contributions à la revue Les Temps modernes et par la publication de nombreux livres.

Penseur de l’écologie

Il y a d’abord Le Traître, accompagné d’une préface très élogieuse de Sartre, puis La morale de l’histoire en 1959. Les textes des années 1960, notamment Stratégie ouvrière et néocapitalisme et Le socialisme difficile, témoignent de préoccupations plus directement liées à l’actualité politique et économique. Gorz y développe en particulier ses idées sur l’autogestion ouvrière, et s’intéresse un temps à l’expérience yougoslave. Il se place alors dans une perspective marxiste, certes hétérodoxe par rapport aux analyses des partis communistes de l’époque, mais qui ne rompt pas avec cette tradition. Abandonnera-t-il d’ailleurs jamais le marxisme? C’est une interrogation qui demeure ouverte, car, malgré ses évolutions, il puisera jusqu’à ses derniers ouvrages dans l’œuvre de Marx pour interpréter le monde contemporain.

Comme Willy Gianinazzi le note très bien dans la biographie qu’il a consacrée à André Gorz, l’originalité de ce dernier aura été de toujours se tenir entre deux positions également présentes dans la gauche non communiste: la perspective autogestionnaire de se libérer dans le travail et la critique de l’industrialisme visant à se libérer du travail. Par son attention à la fois aux mutations du syndicalisme et aux nouveaux mouvements sociaux, contestataires et contre-culturels (jusqu’à ses travaux sur les hackers au début des années 2000), André Gorz s’est en effet situé à la jointure de ces combats et des réflexions qui les ont accompagnés.

Et puis il y a l’écologie, bien sûr, à laquelle le nom de Gorz est attaché dès les années 1970. C’est dans Le Nouvel Observateur qu’il signe ses premiers articles consacrés à la question de l’environnement, lesquels seront ensuite repris dans un premier recueil aux éditions Galilée, Ecologie et politique (1975). Cette réflexion couvre ensuite toute la fin de sa carrière, jusqu’au volume posthume paru en 2008, Ecologica, dont il avait décidé du contenu peu avant sa mort.

C’est la rencontre avec les textes, puis la personne, d’Ivan Illich – chez qui il passe un mois dans son centre de recherche au Mexique en 1974 – qui fait prendre à ses réflexions sur la question une nouvelle dimension. André Gorz deviendra alors l’un des principaux représentants d’une écologie démocratique et anticapitaliste, très éloignée d’autres courants plus conservateurs ou moins critiques du mode de production capitaliste. La revue EcoRev par exemple l’associera à ses travaux, et c’est à elle qu’il accordera son tout dernier entretien, paru en 2007.

Adieux au prolétariat

En 1980 paraît un livre qui fait effet d’électrochoc dans la pensée de gauche: Adieux au prolétariat, sous-titré Au-delà du socialisme. Rejetant désormais ses analyses des années 1960, et démontrant d’ailleurs par là une très remarquable capacité à se remettre lui-même en question, à l’écart de toute orthodoxie, André Gorz pense désormais que le capitalisme a réussi à casser le pouvoir des ouvriers sur le processus de production, notamment par le développement de la robotisation. L’apparition du chômage de masse et de longue durée conforte son analyse. Il hésite longtemps sur la question du revenu inconditionnel, mettant encore ses espoirs, jusqu’au début des années 1990, en une réduction massive du temps de travail. Ce n’est que dans Misères du présent, richesse du possible, paru en 1997, qu’il ralliera la cause du revenu inconditionnel, avec laquelle il est souvent un peu rapidement associé aujourd’hui.

Au final, ces hésitations sont aussi l’une des qualités de la pensée de Gorz. On les observe sur de nombreux sujets, montrant qu’il n’a jamais cherché à plier la réalité sociale, économique ou politique à une théorie qu’il aurait élaborée tout seul, entouré de ses livres. Il a au contraire toujours, non seulement accepté, mais cherché à ce que sa pensée soit affectée par le réel. On le voit encore dans son dernier grand livre, L’immatériel, pour lequel il se documente extensivement sur le monde de l’informatique, des hackers et des communautés virtuelles, pensant y voir un futur possible pour l’émancipation. Quoi que l’on pense des positions qu’il a défendues à un moment ou à un autre de son parcours, cette faculté de remise en cause de ses propres idées est suffisamment rare parmi les intellectuels pour être relevée. Elle témoigne d’un rapport entre théorie et pratique qui ne place pas la première sur un piédestal, mais demande – dans la meilleure tradition marxiste d’ailleurs – que l’on reconnaisse la relation dialectique qui les lie l’une à l’autre.

Les études sur André Gorz se sont multipliées depuis sa disparition, et l’on ne peut que s’en réjouir. Il reste à espérer qu’elles permettront de prolonger sa pensée et ses intuitions dans les années à venir, tout en rappelant que cette pensée porte aussi témoignage de l’effervescence intellectuelle et politique qui a marqué la seconde moitié du XXe siècle, que Gorz a traversée comme l’un des observateurs les plus perspicaces.

Ce penseur, comment le qualifier: philosophe, journaliste, écrivain, militant, intellectuel? Il aura été tout ceci à la fois, menant de front plusieurs activités, et convaincu que l’infinie division du travail sert le pouvoir et mutile les subjectivités. C’est à explorer ce parcours fascinant que nous consacrerons un séminaire ce semestre à l’Université de Lausanne, qui s’adresse aux étudiant-e-s de science politique mais est ouvert à quiconque souhaiterait y assister. C’est aussi se placer dans l’héritage d’André Gorz que de ne pas isoler le savoir dans les universités, et de le faire circuler en tous sens et entre tout le monde. Gorz au passé, au présent et au futur, tel pourrait donc être le programme à suivre ces prochaines années.

Séminaire à Lausanne

Un séminaire consacré à la pensée d’André Gorz aura lieu à l’Université de Lausanne tous les lundis matins, de 8h30 à 12h, en salle 126 du bâtiment Internef (station m1 «UNIL-Chamberonne»). Il est ouvert à toute personne intéressée. Première séance: lundi 25 septembre.

Rens.: antoine.chollet@unil.ch

* Enseignant-chercheur, Centre Walras-Pareto, Université de Lausanne

A lire: Willy Gianinazzi, André Gorz, une vie, Paris, La Découverte, 2016.

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