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La Turquie au défi de l’intégration

La Turquie est le premier pays d’accueil de réfugiés syriens fuyant la guerre civile. Cet afflux n’est pas sans poser problème dans le pays d’accueil. Craignant une explosion des violences entre les populations locales et les réfugiés, les ONG actives sur le terrain exhortent les autorités turques à mettre rapidement sur pied des mesures d’intégration.
La Turquie (ici une rue bondée d'Istanbul) connaît des tensions entre population locale et réfugiés (photo prétexte). Pixabay / Public domain
Migrations 

Plus de 3 millions de réfugiés syriens1 value="1">Les chiffres officiels indiquent plus de 3 millions de migrants syriens dans le pays. Pour les ONG, ce chiffre dépasserait les 3,5 millions. Selon Metin Çorabatır, président du Centre pour les recherches sur l’asile et la migration (IGAM), environ 600 000 migrants «non enregistrés» (dont 300 000 Syriens) vivent en Turquie: du fait que ces derniers visent une éventuelle migration en Europe, ils ne déposent pas de demande d’asile, et restent dans la clandestinité. vivent actuellement en Turquie, et les conflits avec la population locale sont fréquents. Les médias turcs publient tous les jours des informations sur les agressions, les viols, voire les lynchages dont les réfugiés sont victimes. En cause, une tendance à la stigmatisation alimentée par les franges politico-médiatiques populistes ainsi que par un manque criant d’actions politiques d’intégration. Les ONG redoutent une explosion de violence entre les autochtones et les réfugiés.

Ces derniers mois, les tensions se sont multipliées et des événements violents se sont succédé. Ainsi, le 7 juillet dernier, une jeune femme syrienne enceinte de 6 mois a été violée et assassinée avec son bébé d’un an dans une forêt près de Sakarya, au sud d’Istanbul. Le 5 juillet, à la suite d’un faux posté sur les réseaux sociaux dénonçant le viol d’une fillette, des centaines de personnes se sont attaquées aux petits commerces et aux domiciles de réfugiés syriens à Demetevler, un quartier populaire d’Ankara. Le 18 mai, près de Konya (250 km au sud d’Ankara), une bagarre entre des jeunes syriens et turcs a débouché sur l’attaque des domiciles des migrants par des centaines de personnes. L’intervention de la police a permis d’éviter le lynchage des jeunes réfugiés. Le 17 février, à Adana (au centre sud), des centaines de personnes ont bouté le feu aux tentes des réfugiés. Les agresseurs ont tiré avec des fusils à pompe sur les familles: deux migrants ont été blessés.

Sinan Ogan, un politicien du Parti d’action nationaliste (MHP) promet que si son parti arrive au pouvoir, «nous renverrons tous les jeunes se battre en Syrie». Il exige que les plages soient interdites aux réfugiés, car «ils harcèlent les femmes turques».

Des réfugiés instrumentalisés

Depuis le début de la guerre en Syrie et l’arrivée de flux migratoires, les réfugiés sont qualifiés de «troupes de vagabonds», «voleurs», «ignobles», «arrogants» par les médias. Dans certaines régions, les commerçants exigent l’interdiction de la mendicité et l’expulsion des «mendiants syriens». «Pourquoi on les nourrit avec nos impôts?» ou encore «Qu’ils rentrent chez eux pour se battre!» sont des discours qui résument l’opinion de la rue.

Certaines organisations essaient d’aider les réfugiés, mais leurs moyens sont modestes. Des associations musulmanes – ou confréries – distribuent de la nourriture, des repas, des vêtements devant les mosquées des quartiers modestes. Par ailleurs, quelques petites ONG mènent des actions de sensibilisation sur les droits des réfugiés et la guerre civile en Syrie, afin de créer une certaine empathie chez les Turcs.

«Il y a aussi des gens qui les défendent. Quand un petit commerçant agresse un enfant migrant qui vend des mouchoirs en papier sur le trottoir, il y en a d’autres qui crient pour défendre le mineur agressé», écrit Melis Alphan, dans sa chronique du 10 juillet du quotidien Hürriyet. Plus loin, la journaliste souligne que «la société a commis beaucoup d’erreurs vis-à-vis des Syriens dès leur arrivée. La haine envers les Syriens est bel et bien présente dans une partie importante de la société».

Même dans les départements où une forte population turque d’origine arabe et sunnite est présente – Sanliurfa, Gaziantep et Hatay, villes frontalières avec la Syrie –, les tensions entre migrants et population locale sont fréquentes. Dans des villes agricoles où les ouvriers turcs saisonniers travaillent pour 60 livres par jour (environ 16 francs suisses), les Syriens se contentent de 20 à 30 livres pour le même travail, à savoir récolter du coton ou cueillir des tomates dans les champs par 40 degrés de chaleur… Un Syrien travaillant dans l’agriculture gagne environ 400 livres (110 francs suisses) par mois alors que le salaire mensuel minimum est de 1200 livres (330 francs suisses) en Turquie.

Une bonne partie des réfugiés représente une main-d’œuvre bon marché, favorisant par là le dumping salarial. Les Syriens sont par conséquent victimes de la xénophobie et de la haine des travailleurs autochtones. «Un conflit à l’intérieur de la classe la plus précaire, entre Turcs et Syriens, est en train de se préparer», avertit Melis Alphan.

Les loyers prennent l’ascenseur

Les migrants qui arrivent avec un petit capital achètent une maison ou un appartement. Certains commencent à investir et créer des PME. Selon le quotidien économique Dünya, plus de 10 000 entreprises ont été créées ces cinq dernières années par des réfugiés syriens. Gaziantep, une grande ville du sud-est de la Turquie, héberge 400 000 réfugiés – soit 14% de sa population! Dans cette ville, on compte quelque 740 entreprises créées par les réfugiés.

Les conflits sont présents aussi entre les commerçants. «Ces dernières années, plus de cinquante Syriens ont ouvert des bijouteries. Ils ont apporté leurs bijoux de Syrie et achètent aussi les bijoux de familles syriennes qui veulent vendre leur or pour aller à l’Ouest du pays et en Europe. Ils ont même posé des panneaux en arabe pour attirer la clientèle syrienne. Finalement, cette concurrence s’est traduite par de violentes bagarres avec les bijoutiers turcs», raconte Mehmet Aka, porte-parole de la Chambre de commerce d’Adana, ville du Sud réputée pour son orfèvrerie d’or.

Pas de politique d’intégration

Sur les 3 millions de Syriens réfugiés en Turquie, quelque 250 000 vivent dans les dix camps situés au Kurdistan turc ou dans le département de Hatay. Le reste vit à l’ouest du pays, dans les villes touristiques comme Istanbul, Izmir, Antalya, ainsi que dans les régions agricoles et industrielles comme Mersin, Adana, Bursa, Sakarya, Konya. A part une population très minoritaire qui apporte un capital et achète des propriétés, les milieux précaires doivent se débrouiller pour trouver des logements. Un locataire syrien paie 30% à 40% de plus pour son loyer qu’un autochtone. «Parfois deux, trois familles précaires vivent en colocation. C’est-à-dire vingt personnes dans un appartement de 4 pièces. Les gérances et propriétaires préfèrent louer aux Syriens fortunés qui versent en liquide cinq à six loyers d’avance», selon Mustafa Kaya, gérant et courtier dans le quartier Dogu Garaji à Antalya. Ce marché parallèle du logement nourrit aussi des sentiments anti-syriens dans la population turque.

La Turquie a connu au début des années 1980 les réfugiés afghans et iraniens qui sont passés par le pays pour aller vers l’Europe. Ensuite, en 1988, plus de 400 000 réfugiés kurdes d’Irak fuyant le régime de Saddam Hussein sont arrivés en Turquie. Ces derniers sont tous retournés dans leur pays trois ans plus tard.

Les autorités turques n’ont pas vu d’intérêt à développer des politiques d’intégration à l’attention les réfugiés. Leur accueil a toujours reposé sur des références religieuses, y compris pour les Syriens: müsülman-muhacir, musulmans-exilés. «Ce sont nos frères musulmans, accueillons-les à bras ouverts». Mais cette politique paternaliste ne tient plus. Des ghettos se créent dans certains quartiers des grandes villes. Les familles doivent se débrouiller (yolunu bulmak) pour survivre. Des jeunes sans emploi se retrouvent plongés dans le trafic de stupéfiants, comme le commerce du Captagon (abusivement surnommée la «drogue des djihadistes»). Le marché de la prostitution illégale et des stupéfiants n’a cessé de grossir ces dernières années, et les prix de chuter. Dans les grandes villes, les tarifs de la prostitution ont baissé jusqu’à l’équivalent de 5 francs de l’heure. Ce manque de politique d’intégration et de construction de liens sociaux avec la société turque transforme les besoins et les problèmes quotidiens en conflits violents, jusqu’au lynchage des réfugiés. Les ONG réclament des politiques publiques, des mesures d’intégration afin d’éviter une explosion sociale dans le pays.

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