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Iran: cette terrible année 1988

Durant l’été 1988, plus de 30 000 prisonniers politiques étaient exécutés dans les geôles de l’ayatollah Khomeiny. Un «mouvement pour la justice» fait campagne pour que les dirigeants de la dictature religieuse soient jugés.
L'exposition "30 000 âmes volées en Iran" à Paris. CSDHI/DR

Elles sont décidément les vedettes de la politique iranienne. Bientôt quadragénaires, elles paraissent toutes jeunes encore. Ni le pouvoir en place, ni l’opposition ne parviennent à prendre leurs distances de ces années 1980, «cruciales» pour la République islamique, comme le dit aujourd’hui le guide suprême de la théocratie, Ali Khamenei. Qu’avaient-elles d’aussi «crucial»? Pourquoi sont-elles revenues avec éclat dans l’actualité iranienne? Pourquoi la population s’y attache-t-elle autant?

Dans son dernier rapport sur l’Iran, publié le 2 août, Amnesty international explique que «les défenseurs des droits humains recherchent la vérité, la justice et la réparation pour des milliers de prisonniers qui ont été sommairement exécutés ou qui ont disparu par la force dans les années 1980 doivent faire face à de nouvelles sortes de représailles de la part des autorités. Cela comprend les proches des victimes, devenus des défenseurs des droits humains par nécessité, et de jeunes militants des droits humains qui se sont emparés des réseaux sociaux et d’autres plateformes pour discuter des atrocités commises par le passé.»1 L’ONG poursuit: «La nouvelle répression a ravivé les appels pour une enquête sur le meurtre de plusieurs milliers de prisonniers politiques dans une vague d’exécutions extrajudiciaires dans le pays pendant l’été 1988.»2

Revenons à ces années du début de la République islamique. On est à peine deux ans après la chute du chah. L’ayatollah Khomeiny qui, à son arrivée à Paris en 1978, avait juré dans une interview accordée au journal Le Monde3 de se retirer du pouvoir pour continuer ses études à Qom, est désormais méconnaissable. A son retour en Iran, en février 1979, il a vite fait d’oublier son école de théologie pour écarter quelques mois plus tard son Premier ministre trop libéral Mehdi Bazargan et régner d’une main de fer sur le pays. Les premières dissensions étaient apparues quand il a imposé dans la Constitution le principe du Velayat Faghih, le pouvoir absolu d’un guide religieux. Il a déjà à son actif deux répressions sanglantes des minorités kurde et turkmène. Quant aux femmes, l’ordre du jour se résume à «un coup ou le voile sur la tête» et à leur écartement de bon nombre d’administrations et de postes clés. Les premières élections législatives et présidentielles au printemps 1980 ont été minées par de larges fraudes qui n’ont laissé aucune place à l’opposition (pas un seul siège à l’Assemblée). Quant à la politique étrangère, elle se solde déjà par deux gros booms: la prise d’otages de l’ambassade américaine à Téhéran (du 4 novembre 1979 au 20 janvier 1981) et la guerre contre l’Irak entamée le 22 septembre 1980, que l’ayatollah considère comme «un don divin» et dans laquelle il envoie des milliers d’enfants sur les champs de mines.

Opposition réduite au silence

C’est dans ce contexte que débute l’année 1981. La plupart des mouvements d’opposition sont réduits au silence. Un seul continue de rassembler les foules et de défier cette politique de terreur déjà visible: les Moudjahidine du peuple (OMPI), qui déplorent déjà dans leurs rangs une cinquantaine de militants assassinés par les sbires du nouveau pouvoir. Ceci ne les empêchera pas de lancer un nouvel appel à une manifestation pacifique, afin de revendiquer les libertés pour lesquelles la monarchie avait été renversée.

Le 20 juin, 500 000 personnes défilent dans les rues de Téhéran sans violence. Le vieux gouvernant panique et réplique en donnant l’ordre d’ouvrir le feu. Plusieurs dizaines de manifestants seront tués sur place, avant que des rafles commencent dans tout le pays. Les prisons débordent alors d’opposants, fusillés par groupes de «400 par nuit», selon des rescapés. Adultes, jeunes, vieux, femmes, personne n’est épargné. Dans la liste des individus assassinés dressée par l’opposition se trouvent même des fillettes de 13 ans! «Il suffisait de sympathiser avec le mouvement», a récemment reconnu l’ancien patron des services secrets, le mollah Ali Fallahian, en évoquant ces années 1980 dans une interview4.

En 1988, la machine de guerre de Khomeiny est à bout du souffle. «Plus personne ne combattait sur le front», rappelle le général Saïd Ghassemi, l’un des commandants militaires de l’époque. Après huit ans durant lesquels il n’a cessé de répéter qu’il continuerait la guerre contre l’Irak «jusqu’à la dernière pierre dans la capitale», Khomeiny est acculé à la capitulation. Et il est trop attaché au pouvoir pour ne pas comprendre que ce retrait lui coûtera très cher. Sans une guerre qui justifie tout, de la pauvreté à l’assassinat des opposants, la théocratie ne pourra éviter une explosion sociale. Le vieil ermite lance alors une fatwa pour en finir avec tous les opposants dans les prisons, même ceux qui purgent une peine de réclusion prononcée par les tribunaux des mollahs. La logique est simple: tout débordement est contrôlable du moment qu’il n’y a pas d’opposition pour prendre la tête d’une émeute.

30 000 détenus politiques massacrés

C’est avec cette logique que plus de 30 000 détenus politiques, pour la plupart des militants des Moudjahidine du peuple, ont été massacrés en quelques semaines au cours de l’été 1988 et enterrés dans des fosses communes. Selon Hossein Montazeri, alors dauphin de Khomeiny, parmi les victimes se trouvaient des femmes enceintes et des adolescentes5. Il s’agit là d’un véritable génocide qui a touché de nombreuses familles en Iran, mais aucune n’a été autorisée à porter le deuil. Un silence obscur s’est abattu sur le pays pendant de longues années sur ce massacre.

En 2016, l’opposition iranienne est libérée de sa principale préoccupation: extraire des milliers de militants menacés par un autre massacre en préparation d’un camp en Irak appelé Liberty. Après de longues années coûteuses en vie humaines, en raison des fréquentes attaques des milices et des forces irakiennes sous contrôle iranien, l’opération réussit grâce au concours du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés et, en septembre 2016, les derniers réfugiés politiques du camp sont transférés sains et saufs en Albanie. Soulagée, l’OMPI peut alors passer à l’offensive et lancer notamment un mouvement pour la justice en faveur des victimes du génocide de 1988.

Ce mouvement a rapidement fait tache d’huile en Iran, mobilisant notamment toutes les familles qui avaient perdu des membres dans le massacre. Amnesty International mentionne les effets de la diffusion, en août 2016, de l’«enregistrement audio d’une réunion en 1988 durant laquelle on peut entendre des dirigeants discuter et défendre les détails de leurs plans pour mener à bien les exécutions collectives»6. La diffusion du document a déclenché «une chaîne de réactions sans précédent de la part des dirigeants qui ont dû admettre pour la première fois que les exécutions collectives en 1988 ont été planifiées dans les hautes sphères du gouvernement».7

De nombreux jeunes qui ignoraient cette page de l’Histoire mais qui ne s’identifient pas au pouvoir en place, ni à ses ramifications, se sont également joints au mouvement qui a rapidement pris les allures d’un appel à la traduction en justice des dirigeants de la dictature.

La présidentielle 2017

Depuis longtemps déjà, Ali Khamenei, chef de la dictature de Téhéran, envisageait de manipuler la présidentielle de 2017 pour amener un de ses plus proches collaborateurs, le mollah Ebrahim Raïssi, à la présidence de la République. La grande erreur du guide suprême est d’avoir mésestimé l’ampleur du mouvement pour la justice qui essaimait déjà dans le pays.

Ebrahim Raïssi étaient justement parmi les principaux protagonistes du massacre de 1988, membre de la «commission de mort» à Téhéran, formée par Khomeiny pour s’assurer du «bon» déroulement dans les prisons de la fatwa qui avait ordonné ces exécutions. Sa candidature a soulevé un véritable tollé dans la population, le principal mot d’ordre sur les murs et dans les réseaux sociaux étant: «ni bourreau, ni charlatan» (le bourreau: Raïssi; le charlatan: Hassan Rohani, le président sortant [réélu le 19 mai 2017]).

La deuxième grave erreur de Khamenei est de n’avoir pas compris que ce slogan signifiait l’entrée en jeu – dans une campagne précédant des élections réservées jusque-là aux deux factions du pouvoir – d’un troisième protagoniste capable de miner toutes les mises en scène prévues d’avance: le peuple avec l’opposition. C’est parce qu’il n’a pas saisi ce changement à temps que Khamenei n’a su modérer ses pressions sur Hassan Rohani pour l’écarter du pouvoir, poussant ce dernier à jouer sa dernière carte… celle des massacres de 1988.

«Le peuple iranien ne veut pas de ceux qui, pendant ces dernières trente-huit années [depuis la révolution en 1979], n’ont su que pendre et mettre en prison», a lancé Rohani le 7 mai dernier lors d’un meeting électoral à Oroumieh (ville du nord-ouest), dans une allusion à peine voilée aux massacres des prisonniers politiques. L’ironie du sort veut que le sinistre ministre de la Justice du premier gouvernement de Rohani, Mostapha Pourmohammadi, soit également impliqué dans ces exécutions de masse. Ce dernier s’est même félicité «d’avoir exécuté l’ordre de Dieu» en 1988, pour préserver le régime.

D’ailleurs, le clan du guide n’a pas manqué de rappeler à Rohani qu’il a lui-même occupé pendant ces trente-sept dernières années des postes clés dans les domaines de la sécurité et qu’il n’est donc pas innocent. Mais en jouant sur ce registre, Rohani voulait rappeler au guide suprême les risques qu’il prenait en l’écartant, jusqu’au déclenchement d’une insurrection postélectorale, comme au lendemain des présidentielles iraniennes de 2009.

Quant au mouvement populaire, il a continué à prendre de l’ampleur durant la campagne et les slogans contre Raïssi se sont multipliés: «le tueur de 1988» commençait à devenir viral dans la capitale et les grandes villes.

Justifier les massacres

C’est donc très tard que le chef de la théocratie a perçu qu’il avait mésestimé ce mouvement pour la justice. Il a alors tenté de renverser le courant dans son discours pour l’anniversaire de la mort de Khomeiny, le 4 juin dernier. «Les années 1980 ont été des années cruciales de l’histoire de la République islamique»; «notre politique est remise en cause par certains haut-parleurs», a déclaré Khamenei, qui a justifié les massacres en affirmant que son régime aurait alors été renversé si Khomeiny n’avait pas agi de la sorte, c’est-à-dire aussi cruellement.

Depuis, diaboliser l’opposition pour justifier la répression des années 1980 est devenu une industrie de propagande officielle. Cela va de toute une filmographie qui s’efforce de justifier le massacre de 1988 jusqu’aux prises de positions et interventions de la coterie de dignitaires et d’imams pendant les prières du vendredi à travers le pays. Ainsi, «il faut décorer tous ceux qui ont tué les Moudjahidine du peuple sur l’ordre de l’Imam Khomeiny», a déclaré Ahmed Khatami, membre du Conseil des experts [organe délibératif de la République islamique] et très proche collaborateur de Khamenei, lors de la prière du 21 juillet dernier.

Mais le régime n’arrive pas à se détacher de l’ombre des victimes. Dans la composition de son nouveau gouvernement, Rohani a écarté Pourmohammadi pour le remplacer par… Alireza Ava’i, un autre membre de la «commission de la mort» impliqué dans le massacre de 1988 dans la province du Khouzistan!

Appels à la justice

Dans ce cadre, les appels à l’ONU des familles de victimes pour mener une enquête et faire traduire en justice les responsables de ces tueries montent en puissance en Iran comme à l’étranger. Une série d’expositions à l’occasion de l’anniversaire du massacre a été organisée à Paris cet été (les 16 et 17 août à la Mairie du Ier arrondissement et les 30 et 31 août à la Mairie du IIe) en présence des survivants et des membres des familles de disparus.

En attendant, sur les murs de Téhéran et des grandes agglomérations iraniennes, abondent des appels à la justice pour les victimes de ces années 1980. Des cris qui semblent rattraper les mollahs qui croyaient avoir réussi à faire oublier leurs crimes!

Citoyen suisse d’origine iranienne résidant à Neuchâtel, Gholam-Hossin Vakilzadeh est né dans la ville de Chiraz. Militant contre les excès du régime iranien, il est membre de l’Association des experts iraniens en Suisse et président de l’Association des familles des habitants d’Achraf, ces opposants iraniens attaqués mortellement à plusieurs reprises en Irak et qui ont réussi à se réfugier en Albanie.

Amnesty International, «Iran: Caught in a web of repression: Iran’s Human rights defenders under attack», 2 août 2017, http://bit.ly/2vAgu9j

2 ibid.

3 L. George, Le Monde, 6 mai 1978.

4 www.youtube.com/watch?v=em3lIqRBA_U

5 https://www.youtube.com/watch?v=ENH_LcrgQC4

6 Amnesty, «Iran: Caught in a web of repression», op.cit.

7 ibid.

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