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Le fantôme de Katharina Blum

Revenant sur le traitement des manifestations anti-G20 à Hambourg opéré par le Bild, Pierre Rimbert épingle le quotidien allemand et sa remise au goût du jour du «journalisme de délation».
Médias

Diffusé à plus d’un million et demi d’exemplaires, le quotidien allemand Bild perpétue une vieille tradition décrite en 1974 par l’écrivain Heinrich Böll dans L’Honneur perdu de Katharina Blum: le journalisme de délation. Coupable d’avoir hébergé un homme recherché par la police, l’héroïne voit son existence ruinée par une presse de racolage inféodée aux forces de l’ordre.

Quarante-trois ans plus tard, le 10 juillet dernier, au lendemain des affrontements survenus à Hambourg en marge des manifestations contre le sommet du G20, Bild publie à la «une» les photographies d’individus ayant pris part aux échauffourées, leurs visages agrandis dans un encadré. Et ce gros titre: «Recherchés! Qui connaît ces criminels du G20? Communiquez vos informations au poste de police le plus proche». Le trombinoscope et l’appel à témoins se prolongent en pages intérieures, accompagnés d’une promesse d’anonymat pour les délateurs. Après l’effort, le réconfort. Sous le logo du journal, entouré d’un ruban «Solidarité avec la police», le lecteur découvre le poster pleine page d’un petit enfant qui offre une fleur à un agent antiémeute, avec ce titre: «Merci la police!»

Ce n’est qu’un début. Le lendemain (11 juillet), Bild triomphe: un lanceur de pavé cloué au pilori de la «une», visage découvert, s’est livré aux autorités. Le groupe Axel Springer, propriétaire du quotidien, lance alors une opération inédite: «Aidez les policiers!», claironne la manchette. «Ils ont combattu infatigablement, mais n’ont parfois eu aucune chance face aux criminels agressifs: presque cinq cents policiers ont été blessés en intervention lors du sommet du G20 à Hambourg. Aujourd’hui, Bild et le syndicat de la police veulent aider ces fonctionnaires – avec vous! Vous souhaitez soutenir les policiers blessés? Envoyez vos dons (chaque centime compte!) par virement sur le compte suivant, à l’ordre d’Axel Springer SE». Le 15 juillet, le tabloïd plastronne: «Un grand merci aux lecteurs de Bild! Des vacances offertes à chaque policier blessé lors du G20».

La veille, sur un site d’information, une enquête1 value="1">Marcus Engert, «Während der G20-Proteste wurden weniger Polizisten verletzt, als die Polizei behauptet», BuzzFeed News, 14 juillet 2017. dévoilait la grossière surévaluation du chiffre officiel de 476 policiers blessés, repris sans vérification par les médias du monde entier. Ce nombre inclut en effet l’ensemble des blessures et des maladies déclarées par les fonctionnaires mobilisés pour le G20 entre le 21 juin et le 10 juillet. Mais, si l’on s’en tient à la seule période des manifestations, du 6 au 9 juillet, on ne compte plus que 231 policiers blessés. Nombre d’entre eux, admettent les autorités, furent victimes de déshydratation, de troubles circulatoires ou d’exposition à leurs propres gaz lacrymogènes. En définitive, 455 des 476 fonctionnaires avaient repris le travail le jour même ou le lendemain, après de brefs soins sur place. Aucun bilan des manifestants blessés n’a été publié.

«Si certaines pratiques journalistiques décrites dans ces pages présentent des ressemblances avec celles du journal Bild, prévenait Heinrich Böll en ouverture de son roman, ces ressemblances ne sont ni intentionnelles ni fortuites, mais tout bonnement inévitables.» Et, semble-t-il, intemporelles.

Notes[+]

* Paru dans Le Monde diplomatique d’août 2017.

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