Adeline ou le réveil des consciences
A celles et ceux qui, de près ou de loin, partagent le métier de psychothérapeute d’Adeline M., assassinée à Genève le 12 septembre 2013, que peuvent apprendre ce tragique événement et sa médiatisation? On évoquera tout d’abord un sentiment bien amer d’impuissance. On pense aux collègues, mais aussi aux patients, aux résidants, aux bénéficiaires de l’assistance psychiatrique et sociale que l’on a accompagnés dans leur déchirement psychique; des personnes en souffrance psychologique, avec ou en rupture de traitement,
intra ou extra muros, et qui sont appelées dans le jargon «psy» des «mauvais patients». Des personnes qui, d’une manière ou d’une autre, sont revêches aux programmes de soins ou d’insertion sociale. A travers la presse écrite, ou de vive voix, nous avons eu diverses versions concernant le milieu de travail dans lequel a évolué Adeline M. Toutes celles et ceux qui travaillent dans un milieu de soins psychiatriques ou dans un milieu éducatif et/ou de réinsertion ont vécu en chair et en os la proximité empathique avec les bénéficiaires.Cette proximité génère des regards, des propos plus au moins violents, qui prennent parfois le devant de la scène institutionnelle. Ici, tout est question de savoir déchiffrer pertinemment, de pouvoir trouver le juste milieu. Chacun saura faire face à ces situations en fonction de la formation ad hoc reçue, de la capacité à intégrer «réflexivement» sa personnalité singulière à l’ensemble. Tout professionnel de la relation sait que son efficacité réside dans sa capacité à créer une bonne empathie avec le bénéficiaire et du respect. Nonobstant, qui dit bonne empathie dit aussi une haute capacité d’élaboration des affects mis en jeu avec les bénéficiaires des soins.
Certes, cela s’apprend et c’est long. Mais pour pouvoir l’apprendre, il faut que cela soit enseigné. Or ces enseignements doivent être réalisés dès les premières études professionnelles – dans les Hautes écoles et les Facultés – et ils doivent se poursuivre tout au long de la vie professionnelle, sous forme de séminaires, avec des évaluations et des rappels réguliers. Cette tâche doit être entreprise et promue par les responsables de chaque service, de chaque équipe de travail, et elle doit irradier depuis le haut de la pyramide institutionnelle.
Bien sûr, le travail de réhabilitation psychique, sociale et émotionnelle passe en grande partie par la qualité humaine des relations que les professionnels impriment à la relation d’aide. La qualité humaine est bien plus importante que les techniques de la relation qui ont été apprises, ou que les médicaments qui sont prescrits. Or seul un enseignement ad hoc peut protéger cette précieuse qualité humaine et faire de celle-ci le levier par excellence de l’acte proprement psychothérapeutique et réparateur. Il faut pouvoir également accepter qu’il ne s’agit pas toujours du même enseignement, applicable aux uns comme aux autres, car il ne s’agit pas de la même insertion dans la psyché, dans son corps, avec les autres et dans le monde.
Il est urgent d’ouvrir un nouveau champ d’espérance pour toutes ces personnes qui souffrent de troubles graves de la personnalité, mais aussi pour tous ces professionnels qui, en donnant le meilleur d’eux-mêmes, œuvrent avec l’insoutenable mal-être des bénéficiaires de soins. Ce qui est ici en question, c’est un changement de paradigme. Il s’agit de réinventer tout un champ institutionnel qui, aujourd’hui, sommeille dans un conformisme technocratique de plus en plus inopérant et excluant. Il s’agit de recentrer l’activité psychosociale et pédagogique, de même que les représentations que l’on a des soins psychothérapeutiques et de la réinsertion sociale, autour de l’irremplaçable et fragile facteur humain, dans une relation d’aide au quotidien.
Y parvenir constituerait le meilleur hommage que nous puissions rendre à Adeline.
* Ancien directeur du centre Le Racard, fondateur du centre Le Dracar, Genève.