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«Atteinte aux mœurs» en cinéma subventionné?

Christophe Germann, l’un des deux cinéastes déboutés par les juges fédéraux dans leur recours contre la loi genevoise accordant une aide financière à la Fondation romande pour le cinéma (Cinéforom), revient sur la séance au Tribunal fédéral.
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En 2011, les cantons de Fribourg, Genève, Jura, Neuchâtel, Valais et Vaud, ainsi que les villes de Genève et Lausanne ont créé la fondation de droit privé «Cinéforom», dont le siège est à Genève, qui a pour objectif de distribuer les subventions publiques à la création cinématographique en Suisse romande. En 2014, le Grand Conseil du canton de Genève a adopté une loi accordant une aide financière à Cinéforom. En 2015, la Cour de justice genevoise a rejeté le recours formé par deux réalisateurs et producteurs, Daniel Künzi et moi-même, à l’encontre de cette loi. Le Tribunal fédéral a par la suite été saisi d’un recours contre le jugement cantonal. Les recourants ont déposé une demande en révision pour annuler cet arrêt insatisfaisant. Retour sur la séance du 24 février.

La salle d’audience du palais du Tribunal fédéral devant le parc verdoyant de Mon-Repos à Lausanne est pleine à craquer en ce dernier vendredi de février 2017, cela grâce à une classe d’étudiants de la faculté de droit de l’Université de Lucerne. Le banc réservé aux autorités de Genève, qui auraient dû être représentées par la conseillère d’Etat Anne Emery-Torracinta, partie intimée, reste toutefois vide. L’événement judiciaire, prend rapidement une tournure dramatique aussi divertissante qu’un court movie américain. La juge rapportrice, Florence Aubry Girardin (Les Verts) reprend texto l’arrêt attaqué de la Cour de justice de Genève et invite le Tribunal fédéral à le confirmer tel quel, la méthode du «copié-collé» ayant le mérite de l’économie procédurière. Le juge Yves Donzallaz (UDC) s’empare alors du flambeau et s’évertue à démontrer aux étudiants son excellence en droit de l’irrecevabilité, une spécialité juridique des plus utiles pour des causes politiquement sensibles. A bout d’arguments, il demande finalement l’arrêt tout court de la procédure afin d’en recourir au plenum du Tribunal fédéral pour décider d’un changement de pratique en la matière. Le président Hans Georg Seiler (également UDC) interrompt alors la séance pendant une demi-heure pour permettre à la Cour de retrouver ses esprits. Après cette pause-café bien méritée, une majorité des juges vote contre le postulat du juge Donzallaz, déclare l’affaire recevable et entend alors la cause au fond. Le juge Donzallaz, quant à lui, ne contribuera plus à la discussion qui s’ensuit, préférant se terrer dans un silence peu serein.

Peut-on externaliser la distribution de l’aide publique?

Les juges Andreas Zünd (Parti socialiste) et Thomas Stadelmann (Parti démocrate-chrétien) ont rapidement saisi l’importance et les enjeux de cette affaire et la question essentielle qu’elle pose à la collectivité: peut-on externaliser la distribution de l’aide publique en matière de promotion de la culture à une entité privée sans prévoir un droit de recours «effectif»? Le public obtient alors le privilège d’assister à une discussion vive, intellectuellement stimulante et critique entre Zünd et Stadelmann, d’une part, et Seiler et Aubry Girardin, de l’autre. Le discours brillant au niveau juridique des défenseurs d’une interprétation des articles 29a et 35 de la Constitution fédérale (accès effectif au juge) conforme aux libertés fondamentales en question aurait mérité une retransmission sur la Toile de ces délibérations publiques qui auront duré plus de trois heures. Toutefois, Zünd et Stadelmann sont finalement minorisés au terme d’un échange d’arguments par moments passionné et aussi captivant qu’un excellent match de foot en finale de coupe. En effet, le président Seiler a adopté un ton conciliateur dans cette affaire de contrôle abstrait de normes. Cette modération était dictée par le principe fédéraliste de la «retenue», qui est de coutume applicable lorsqu’une loi cantonale est attaquée devant le Tribunal fédéral. Il a ainsi défendu une argumentation fort peu convaincante, basée sur «l’interdiction d’agir contrairement aux mœurs» (ATF 129 III 35). Zünd et Stadelmann, par contre, sont restés catégoriques dans leurs exposés d’une cohérence exemplaire et ont entièrement persisté dans leurs conclusions: la loi Cinéforom adoptée par le Grand Conseil de Genève en 2014 empêche l’accès effectif au juge et viole donc la Constitution fédérale.

Résultat des courses: en l’absence d’un droit subjectif à des subventions de Cinéforom, tout cinéaste lésé pourra dorénavant porter une décision discrétionnaire (Ermessensentscheid) violant le droit objectif devant le juge civil, cela à décharge du juge de droit public et cela pour «atteinte aux mœurs»… – dixit la deuxième Cour de droit public à 3 votes (UDC et Verte) contre 2 votes (PS et PDC), dans un arrêt qui dit victoire à la Pyrrhus au blatterisme filzeux en cinéma subventionné. Il sera publié dans la quinzaine et disponible notamment sur le site «Dés sous sans dés pipés»: www.observonsfrc.blogspot.ch

Daniel Künzi, réalisateur du film documentaire Jura, enracinés à leurs terres (plus de 5000 entrées en salles depuis janvier 2017) et moi-même avons déposé une demande en révision pour annuler ce jugement insatisfaisant. Une histoire à suivre.

En effet, certains griefs des recourants sont passés à la trappe, de manière inexpliquée et inexplicable, durant les délibérations publiques du 24 février 2017. Il en va ainsi de l’absence de toute base constitutionnelle en droit genevois pour déléguer des compétences de l’Etat relevant de l’exercice de la puissance publique à des acteurs privés. Sur le plan fédéral, l’article 178 al. 3 de la Constitution de 1999 prévoit la possibilité de déléguer des tâches de l’administration à des organismes et à des personnes de droit public ou de droit privé qui sont extérieurs à l’administration fédérale. Tel n’est pas le cas sous la nouvelle constitution du canton de Genève. Cependant, en l’état actuel du droit, la collaboration des pouvoirs publics avec le secteur privé requiert uniquement une base constitutionnelle lorsqu’il a délégation de pouvoirs de puissance publique comportant une large part d’autonomie en faveur du délégataire. Ceci est indéniablement le cas pour Cinéforom dont l’autonomie est tellement large, et même illimitée dans les faits, que celle-ci a pu octroyer environ la moitié des subventions financées par le contribuable, soit, depuis 2011, en moyenne 5 millions de francs par année à des sociétés anonymes contrôlées par des membres de son propre Conseil de fondation. Cela à la nez et à la barbe de Mme Anne Emery-Torracinta et de ses camarades de parti concernés, le ministre de la Culture de la Ville de Genève et le Président de la Cour des comptes du canton de Genève. A la lumière de cette pratique pour le moins insolite, l’outsourcing commis par Cinéforom est à qualifier de privatisation prédatrice du domaine public. Daniel Künzi et moi faisons valoir que cet auto-arrosage copinard viole la liberté d’expression, la liberté économique et le principe de l’égalité de traitement dont la protection est ancrée dans les constitutions fédérale et cantonale ainsi que dans la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH).

Une loi qui nuit aux artistes et aux créateurs

La nouvelle Constitution du canton de Genève ne prévoit aucune base pour le genre de délégation perpétrée par la loi «Cinéforom». Cet «oubli» est indéniablement l’un des mérites de la Constituante, qui a coûté la somme peu modeste de 17 millions de francs suisses aux contribuables genevois… En adoptant sa nouvelle constitution, le peuple de Genève a refusé toute privatisation prédatrice du domaine public – voix du peuple, voix de la raison…

La loi «Cinéforom» nuit non seulement aux artistes de talents exclus de ce triste jeu, mais également aux créateurs cinématographiques de la Suisse italienne et des Grisons mis complètement hors-jeu par cette ruse, étant rappelé dans ce contexte que la Fondation romande pour le cinéma «Cinéforom» est un simple «copié-collé» institutionnel de la Zürcher Filmstiftung, la fondation zurichoise pour le cinéma. C’est la raison pour laquelle les recourants ont également invoqué une violation de la loi fédérale sur le marché intérieur (LMI). Dans ce sens, nous nous érigeons en défenseurs non seulement des artistes institutionnellement censurés et spoliés au moyen de la loi «Cinéforom», mais également des minorités latines d’expressions italienne et romanche fraudées par celle-ci et par la loi Zürcher Filmstiftung. Le principe de la «retenue fédéraliste» dans un contrôle abstrait de normes cantonales, invoqué par le président Seiler au début des délibérations publiques du 24 février 2017, est donc perverti s’il devait être appliqué en faveur du maintien de la loi «Cinéforom». En effet, il en va du cinéma suisse et de sa diversité culturelle qui concerne tous les cantons de ce pays.

Aujourd’hui, sur un total de plus de 80 millions de francs d’aides publiques et paraétatiques octroyées annuellement en Suisse à la création cinématographique indépendante, une grande partie est contaminée par la combine anticonstitutionnelle que représente la loi «Cinéforom», qui induit un effet multiplicateur sur les subventions fédérales au cinéma. Cet effet de levier fausse la concurrence aux niveaux cantonal et fédéral entre les heureux élus de l’auto-arrosage pratiqué par certains membres du Conseil de fondation de Cinéforom et les autres producteurs laissés pour compte.

Dans les faits, Cinéforom, devenue le «one stop shop» des villes et cantons romands pour octroyer des aides publiques à des producteurs de cinéma pour des réalisations de films de fiction et de films documentaires, détient par là aujourd’hui une position monopolistique de premier ordre. Ainsi, un producteur de cinéma, qui serait exclu du cartel des auto-arroseurs, est voué à abandonner son existence professionnelle dès lors qu’il n’y a pas d’autres sources viables de financement, cela notamment à cause de l’inaction de la Confédération à agir sur le plan des politiques de droit de la propriété intellectuelle et de concurrence à l’égard des positions dominantes d’Hollywood sur le marché national (lire à ce sujet www.diversitystudy.eu et le rapport du 1er septembre 2014 de la Commission des finances du Conseil d’Etat de Genève sur la loi «Cinéforom», PL 11301-A).

A la lumière des mécanismes mis en place par le pouvoir politique en cause, la loi «Cinéforom» représente non seulement une grave entorse à la liberté économique, mais également une façon de censurer les contenus un peu plus sophistiquée que dans un régime autoritaire… Dans un entretien au quotidien Libération, Ai Weiwei rappelle que «crabe de rivière» se dit hexie en chinois: c’est le mot vulgaire pour «censure» car sa prononciation en chinois est la même que celle du mot «harmonie». Or le gouvernement chinois invoque la nécessité d’une «société harmonieuse» (hexie shehui) pour justifier la censure qu’il impose. Par dérision, les internautes ont adopté cet euphémisme. Il est temps qu’en Suisse aussi, les artistes tentent de s’évader de la prison mentale que représente la «Formule Magique», l’hexie de l’Helvétie!

 

 

Christophe Germann est avocat et producteur du long métrage Le Film Capitalisme (bientôt 3 000 000 de vues sur Youtube)

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