Chroniques

De l’éducation ouvrière

Chroniques aventines

Tous deux férus d’histoire, le syndicaliste Georges Tissot et l’universitaire Charles Magnin viennent de publier Le Premier siècle de l’Université ouvrière de Genève (aux éditions d’en bas et de l’UOG) – un ouvrage nécessaire pour qui s’intéresse à l’éducation populaire.

Singulière institution que l’UOG – célébrant son 25e anniversaire en 1930, son 50e en 1943, ses 75 ans trente-sept ans plus tard et son centenaire en 2010! Tissot et Magnin – qui ­décident de situer l’origine en 1910 (moment où l’action de l’institution acquiert stabilité et continuité) – nous expliquent que, selon le moment inaugural retenu, l’accent est mis sur tels acteurs ou telles intentions…

De fait, une question divisera régulièrement les parties prenantes de cette épopée: «L’éducation des ouvriers a-t-elle pour fin de les rendre plus instruits et mieux insérés dans un système social consensuel ou, au contraire, doit-elle favoriser leur émancipation et les rendre plus aptes au combat social?»

La préhistoire de l’UOG, au XIXe siècle, voit «alterner» déjà initiatives ouvrières (celles de la société du Grütli, de la première Internationale) et bourgeoises philanthropiques: celles, notables, de trois jeunes universitaires (Eugène Pittard, Emile Yung, René Claparède) qui fondent l’«Association des étudiants pour les séances (ou sciences) populaires». «Puisque les ouvriers ne peuvent venir à l’université, il faut que l’université vienne à eux» clament-ils. Inspirée par l’expérience anglaise de l’«University Extension Movement», leur action ambitionne de favoriser l’harmonie des classes sociales.

Les séances qu’ils proposent début 1893 portent sur l’épargne, la manière de se préserver des maladies contagieuses, l’air, l’homme préhistorique, etc., et tournent court – la faute au manque d’autorité de ces «animateurs imberbes», à une difficile vulgarisation scientifique, au «grotesque» (le mot est de Pittard) du décalage entre certains cours et l’«horizon d’attente» des ouvriers et à des lieux de conférence non toujours familiers aux auditeurs attendus. En cause aussi et – peut-être surtout – le manque de communication avec les autorités ouvrières.

L’expérience reprendra en 1897-1898 et en 1900-1901 avec le soutien, cette fois, de la Fédération des sociétés ouvrières et de la Chambre du travail locales puis du Parti ouvrier socialiste et de l’Union des syndicats du canton de Genève.

Cette conjonction des volontés est rendue possible parce que le mouvement ouvrier y voit l’opportunité de dispenser «des savoirs scientifiques, une culture et des outils utiles au combat social.» Les cours prennent alors un tour plus engagé: interviennent des ténors du socialisme européen comme Plekhanov, Vandervelde et Jaurès.

Il faudra, cependant, attendre 1910 pour qu’advienne une institution véritablement stable.

L’ouvrage de Tissot et Magnin opère la comparaison entre ces origines et l’actualité de l’institution – en développement «explosif» depuis son installation aux Grottes en 1994; ils font le constat d’une mue du profil des enseignants (reflux des académiciens), des participants (ouverture aux employés du tertiaire et présence croissante des étrangers) ainsi que des contenus dispensés. Sur ce dernier point, ils notent la régression de la place de la culture générale et, plus largement – eu égard à certaines années –, des manifestations culturelles. Dans les années 1930, par exemple, à travers l’antenne genevoise de la Centrale suisse d’éducation ouvrière, l’UOG organisait non seulement des soirées cinématographiques, des conférences sur l’art moderne, des entretiens sur la musique (avec le chef d’orchestre Ernest Ansermet, notamment) mais également des excursions scientifiques, des voyages d’études. Etaient fondées successivement une école sociale de musique (actuel Conservatoire populaire de musique) et la première bibliothèque municipale entièrement gratuite.

La mue est telle que l’on peine à suivre tout à fait les auteurs lorsqu’ils concluent à la continuité des fins: à savoir, la diffusion de savoirs scientifiques et culturels ainsi que le service pratique et théorique du combat ouvrier.

En refermant ce Premier siècle de l’Université ouvrière de Genève, trois remarques nous viennent à l’esprit. La première tient à un relatif dépit devant ce reflux de l’offre en matière de culture générale si propice au déploiement de la citoyenneté voire de l’humanité de l’être humain. L’essor de la télévision et le mouvement de démocratisation des études – que relèvent les auteurs – ne comblent pas ce manque. Ni sur le fond ni sur la pédagogie.

La deuxième considération tient au conflit – plus ou moins accusé selon les époques, mais particulièrement vif durant les années 1930 et après mai 1968 – dans les missions attendues des enseignements: entre contribution à la pacification sociale d’un côté et soutènement de la transformation sociale, de l’autre. Choisir importe.

La troisième réflexion, non sans lien, revient à interroger la neutralité du savoir. Dans le domaine des sciences humaines et sociales qui intéresse ou devrait intéresser prioritairement le combat ouvrier, la question se pose. L’espace de ces colonnes ne nous permet pas d’approfondir; mentionnons cependant notre conviction que dans le dialogue interne aux classes populaires (l’auto-éducation si significative dans les courants de l’émancipation) comme dans celui qu’elles entretiennent – trop rarement ou dans des conditions insatisfaisantes – avec les «professionnels de la pensée» se nichent sans doute les germes du développement d’une connaissance plus attentive «à soulager les peines de l’existence humaine» (pour reprendre les mots du Galilée de Brecht).

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@hesge.ch).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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