Agora

A propos d’extrémisme

L’idée de rupture avec le capitalisme, qualifiée d’«extrémiste» par la pensée dominante, est une vision «raisonnable» pour qui aspire à davantage de justice sociale et environnementale, selon Michel Ducommun.
Agora

J’ai été traité plusieurs fois d’extrémiste par des personnes ou même des amis que je ne considère pas comme réactionnaires. J’y vois là une manifestation particulièrement forte de la domination idéologique, de l’hégémonie de la pensée dominante exercée par la bourgeoisie au pouvoir. Et je m’en explique!

Je pars d’un constat que je crois indiscutable: la réalité de la société dominante est caractérisée par trois aspects.

• Dans les pays développés, on assiste depuis plus de trente ans à une augmentation énorme de la pauvreté – de 20% à 40% selon les pays –, à une augmentation des inégalités sans précédent, au chômage et à l’austérité alors que l’on produit chaque année plus de richesses. Le pire est sans doute de constater que des enfants, en Grèce ou au Portugal, ont de la peine à suivre leurs leçons à l’école parce qu’ils ont faim.

• Dans les pays du Sud, la faim continue de tuer plus de 100 000 êtres humains par jour, et un enfant de moins de 5 ans toutes les cinq secondes.

• Les dégâts écologiques ne cessent d’augmenter. Le changement climatique et l’augmentation continuelle de  l’empreinte écologique (qui indique qu’il faudrait plusieurs terres pour rendre possible l’absorption de nos dégâts écologiques) ont des effets qui menacent la vie de centaines de millions d’êtres humains sur terre, sans même exclure un risque d’éco-suicide qui signifierait la fin de l’humanité sur terre.

Ces constats sont insupportables lorsqu’on les confronte avec la possibilité de satisfaire les besoins fondamentaux de chaque être humain sur terre en termes de nourriture, d’habitat, de santé, d’éducation, de culture et de loisirs, qui découle de l’augmentation énorme de la productivité et des richesses produites.

Il est donc essentiel de comprendre la différence entre ce qui existe et ce qui est possible! Et l’explication ne peut être trouvée que dans les contraintes exercées par les exigences du système dominant en place: le capitalisme. L’exigence fondamentale de ce système est simple. La propriété privée des moyens de production doit garantir l’existence d’un profit. Et c’est cette exigence qui est à l’origine des constats inacceptables énoncés ci-dessus:

• L’augmentation de la pauvreté et des inégalités est indiscutablement le résultat de la victoire du néolibéralisme à la suite des Trente Glorieuses (1946-1975). Et le néolibéralisme est la réponse du capitalisme à la suite de la baisse du taux de profit. Lorsque ce taux diminue de 40% (Etats-Unis) ou de 36% (France, Allemagne et Royaume-Uni), c’est inacceptable pour le capitalisme. Le retour à un taux de profit «acceptable» passe par les inégalités et l’austérité pour une majorité.

• La faim dans le monde est liée à l’exploitation des pays du Sud par les pays du Nord: le transfert de 500 à 750 milliards de dollars par année vers les pays de Nord est à comparer aux 30 milliards par an estimés par la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) pour éradiquer la faim dans le monde! Une autre manière de voir est de considérer que ces 30 milliards correspondent à 6,4% des dépenses annuelles pour la publicité, dépenses si importantes pour le capitalisme qu’il ne semble pas capable d’en consacrer une petite partie à l’éradication de la faim dans le monde!

• Quant aux désastres écologiques, tous les spécialistes sérieux les attribuent au besoin de croissance. Et ce besoin est vital pour le capitalisme, en lien avec l’augmentation de la productivité, multipliée par 17 depuis 1900. Donc le capitalisme doit produire 17 fois plus pour obtenir le même profit. Le «développement durable» n’est qu’un concept illusoire qui n’a pas empêché que depuis cinquante ans la situation se péjore chaque année.

Ainsi, les constats inacceptables décrits ci-dessus sont les conséquences des exigences systémiques du capitalisme, et il est donc illusoire de croire qu’une réponse est possible à l’intérieur de ce système. En d’autres termes, pour concrétiser ce qui est aujourd’hui possible – la satisfaction des besoins fondamentaux de chaque être humain –, il faut rompre avec ce système.

Ce constat est qualifié par l’idéologie dominante d’extrémisme, alors que la position vue comme raisonnable est d’espérer des améliorations qui sont impossibles à l’intérieur du système actuel. Cette compréhension des mots «extrémiste» et «raisonnable» est révélatrice du poids de la pensée dominante et mensongère.

Michel Ducommun est ancien président du Cartel intersyndical de la fonction publique, ancien constituant et ancien député au Grand Conseil genevois, militant anticapitaliste et écosocialiste.

Opinions Agora Michel Ducommun Agora

Connexion