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Blake, le lubrifiant et la lutte

Chroniques aventines

Difficile de ne pas ressentir une commotion voire de la révolte au sortir de Moi, Daniel Blake, le dernier Ken Loach. Dès la première minute – l’écoute d’un interrogatoire sur fond noir (comme pour appuyer la nature des propos échangés) – une sous-traitante du Ministère de la santé britannique s’enquiert des capacités et incapacités de Daniel Blake, menuisier charpentier, rescapé d’une sérieuse attaque cardiaque. Pour estimer le niveau de ses aptitudes, elle récite machinalement les items d’un formulaire opérant la réduction de l’usager à la somme de ses organes (l’Homme comme le Citoyen ne résistent pas à semblable déconstruction); ladite examinatrice conclut que si la main peut encore atteindre telle hauteur et les jambes trouver encore quelque allant, peu importe que l’organe souverain flanche: l’analysé se voit refuser une pension d’invalidité et déclaré apte au labeur.

S’ensuit un calvaire. L’appel contre la décision étant compliqué par de kafkaïennes arguties, Blake se retrouve à devoir chercher un emploi pour survivre… Lorsque, dans ce laps de temps, un job lui est proposé – son médecin lui ayant défendu toute activité professionnelle –, Blake se doit de le refuser. D’où une pénalité reportant le droit à une aide sociale. La chosification et les lacunes de la «solidarité» nationale stupéfient.

L’un des mérites de l’œuvre tient au filmage du quotidien de cet ouvrier dans cette période ­d’«inutilité» officielle. Blake occupe ses jours à rendre de menus services à son jeune voisin, à soutenir une mère célibataire (qui a été contrainte d’accepter un logement à 450 km de sa ville natale pour ne pas être placée en foyer d’accueil et perdre la garde de ses enfants), lui donnant maints petits coups de main (tuyauterie, renforcement des fenêtres, etc.) et une assistance morale – par l’entretien de rapports délicats. Nous dévoilant cette socialité non marchande, la caméra de Loach s’attarde là où le système ne voit rien qui vaille. Nous vient alors à l’esprit la distinction fameuse d’Aristote et Marx entre valeur d’échange et richesse sociale.

Avant de brosser l’irruption d’une résistance (moment où le titre dévoile son plein sens: celui d’un Moi, d’une personnalité affirmant sa dignité en s’opposant à la «fatalité»), Moi, Daniel Blake illustre, par ses personnages secondaires, la débrouillardise (petit commerce illicite, prostitution, etc.) face à la démission de l’Etat. Il interpelle, cependant, nos sociétés en un autre endroit encore: par le portrait de deux travailleuses sociales. L’une, Sheila, fait preuve d’intransigeance: elle exprime les intransigeances de la règle, applique celle-ci littéralement. Jusqu’à l’absurde. La seconde, Ann, toute de douceur et d’humanité, prend un temps non prévu pour épauler quelque peu l’artisan démuni face aux ordinateurs – ses intermédiaires désormais obligés. Ann joue à la marge avec le règlement, donnant un tour éthique à son implication professionnelle. Elle sera d’ailleurs rappelée à l’ordre par sa supérieure – détail révélant les pressions internes aux services sociaux, le management agressif qui s’y propage. Ses problèmes de santé toujours déniés, Blake est incité par Ann à continuer à jouer le jeu de la recherche d’un emploi pour ne pas risquer de plus grandes pénalités et jouir tout de même d’un petit revenu.

Face à ces deux modèles, le regardeur superficiel pourrait être tenté d’épingler le premier et de louer l’humanité du second. Pas sûr qu’il s’agisse là de l’intention du réalisateur. En effet, on retrouve Ann lors de la cérémonie funèbre du protagoniste. La caméra, me semble-t-il, s’arrête alors un instant sur son visage – un instant suffisamment long pour qu’il me paraisse chercher davantage qu’à attester de sa présence. Un instant qui, au vrai, nous fait passer de la reconnaissance au jugement, à l’évaluation de son action. L’once d’humanité qu’Ann ajoute au système octroie un répit appréciable à Blake, mais revient à enduire de lubrifiant un rouage fondamentalement contestable.

Par un récit singulier, Loach détaille les conséquences pratiques du passage du Welfare au Workfare, de la fin de droits inconditionnellement attachés à la citoyenneté. Il capte le déploiement d’un «social-panoptisme» (in Loïc Wacquant, Les prisons de la misère) joignant «main gauche» et «main droite» de l’Etat (in Pierre Bourdieu, Contre-feux I), travail social et travail pénal. Sheila et Ann incarnent ainsi ces employés «que l’on envoie en première ligne remplir des fonctions dites sociales et suppléer les insuffisances les plus intolérables de la logique du marché sans leur donner les moyens d’accomplir vraiment leur mission» (Bourdieu, ibid.). L’inefficacité à laquelle elles sont vouées participe effectivement d’une politique sciemment entretenue.

Ann, dira-t-on, figure en sus une forme de charité, d’assistance personnellement engagée, pas insensible à la détresse de l’homme par-delà le «cas». Moi, Daniel Blake lorgne toutefois vers des solutions plus profondes. La charité ne saurait suffire; c’est la justice qu’exige le protagoniste post mortem. La justice par une entraide concrète, par la fraternité des luttes, par une réappropriation collective de la vie sociale.

Que la colère du cinéaste nous mette en mouvement et appuie ceux, nombreux, qui déjà sont debout.

* Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@hesge.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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